Dans une interview accordée à la BBC vendredi 30 août, le ministre des Affaires étrangères, Mahmoud Ali Youssouf, dans une volonté d’apaiser les tensions régionales entre la Somalie et l’Éthiopie donne une information qui n’a pas manqué de faire réagir les internautes sur les réseaux sociaux [1].
De quoi s’agit-il ?
Le ministre fait une proposition afin de tenter de régler le différend qui oppose les deux pays de la Corne à la suite de la signature en janvier 2024 d’un mémorandum entre l’Éthiopie et la région frondeuse somalienne de l’État autoproclamé du Somaliland : que le port de Tadjourah serve exclusivement les intérêts de l’Éthiopie, n’excluant pas une gestion 100% éthiopienne. Il précise que l’objectif de cette proposition djiboutienne est d’obtenir une désescalade entre la Somalie et l’Éthiopie. Il ajoute que puisque les responsables politiques de la région seront tous présents en Chine pour le sommet du FOCAC, Ismail Omar Guelleh, en sa qualité de président en exercice de l’Igad et avec l’appui du président Kenyan, Willian Ruto, s’efforcera de réunir autour d’une même table les deux responsables politiques, le Premier ministre Abiy Ahmed et le président Hassan Cheikh Mahmoud. [2].
Avant d’aller plus loin, rappelons le récit par Aden Omar, directeur de l’Institut d’études politiques et stratégiques (CERD-IEPS) : « Vers la fin du jour de l’an 2024, une courte vidéo mettant en scène le président somalilandais, Muse Bihi Abdi, et le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed Ali, devant un parterre d’officiels et de journalistes est lancée sur les réseaux sociaux. Muse Bihi annonce la couleur : “Aujourd’hui, nous sommes le 1er janvier 2024. Nous avons la chance de signer un MoU [3] avec le gouvernement fédéral éthiopien. Comme vous le savez, chaque président pense avant tout aux intérêts de son peuple. Le Premier ministre fédéral éthiopien nous a sollicité pour signer ensemble une entente afin d’obtenir un espace en mer pour installer son armée puisqu’ils ont une marine et nous en tant que Somalilandais nous recherchions depuis longtemps auprès de l’Éthiopie et de sa nation qu’on nous reconnaisse en tant que nation […] ” [4].
La Somalie a vigoureusement protesté et engagé un large processus diplomatique auprès de ses partenaires bilatéraux et multilatéraux pour les sensibiliser sur les dangers de cette entente et les amener à condamner le geste de l’Éthiopie. Conscients que cette entente n’a aucune valeur juridique au regard du droit international, le Somaliland étant bien une région de la Somalie, des nombreux pays et organisations internationales ont rappelé l’importance du respect de l’unité de la Somalie, de sa souveraineté et de son intégrité territoriale. Aucun pays ni aucune organisation ne se hasarda à appuyer cette entente. La Somalie engrange prudemment les succès diplomatiques. Le gouvernement éthiopien s’est retrouvé isolé diplomatiquement mais continue de s’entêter quant à la validité de cette entente » [5].
Premières réactions alors que de nombreuses questions restent en suspens
Un diplomate de haut rang interrogé sur cette offre de concession est circonspect : « Beaucoup de questions critiques se posent. Quel sera le statut du port de Tadjourah ? Est-ce que l’Éthiopie utilisera ce port uniquement sur le plan commercial ? Est-ce que ce port sera un port d’attache pour la marine militaire et civile de l’Éthiopie ? L’Éthiopie demande-t-elle également un corridor terrestre ? J’ai tellement de points d’interrogations que je ne peux en faire une liste exhaustive. »
Un député de la majorité, ancien leader syndical, Abdo Sikieh, se montre tout aussi perplexe : « Je parle mal l’anglais toutefois de ce que j’ai compris des propos de notre ministre des Affaires étrangères ne peut que m’inquiéter. Je ne peux que m’interroger : que vont devenir nos travailleurs lorsque l’on dit vouloir confier la gestion d’un de nos ports au gouvernement éthiopien. J’attends impatiemment que Mahmoud Ali Youssouf vienne au Parlement pour informer la représentation nationale plus en détails sur les modalités précises de cette proposition. En l’état des informations dont je dispose, je ne peux évidemment pas soutenir cette concession ». Un transitaire ajoute, inquiet : « N’y a-t-il pas un risque de faire rentrer le loup dans la bergerie ? ».
Un banquier se montre beaucoup plus enthousiaste : « Nous sommes des gens de paix et nous méritons la présidence de l’Union africaine. Concernant le risque de faire entrer le loup, il est déjà dans la bergerie… Si l’on se fâche avec l’Éthiopie, notre économie s’arrête. Autant être réaliste jusqu’au bout. Ils nous “fouteront la paix” par égard à leurs intérêts. De toute façon le port de Tadjourah a été créé dans l’objectif de servir l’Éthiopie à 100%, mais le véritable agenda de l’Éthiopie ce n’est pas le port, c’est la base militaire maritime. Est-ce qu’on va la leur offrir, adjacente au port ? Sinon on ne répond pas à la demande d’accès à la mer de l’Éthiopie. Ou peut-être est-ce un renoncement de l’Éthiopie en contrepartie du management d’un port à 100%. En tout cas, nous avons un as de la négociation comme président, on peut lui faire confiance. Je crois qu’Abiy a vu la limite de son idée. Il lui faut une porte de sortie… C’est ce que Djibouti offre finalement ».
Une haute fonctionnaire pour sa part « espère que c’est juste une stratégie et que Djibouti veut juste montrer que l’Éthiopie n’a pas uniquement besoin de port mais que ses intentions cachés vont beaucoup plus loin. Une façon intelligente d’exposer Abiy. D’ailleurs pour moi c’est une question d’existence et de souveraineté. Donc impossible de confier la gestion à 100% aux Éthiopiens. »
Un natif de Douloul se dit préoccupé : « Il est impensable que l’Éthiopie dispose d’un port à Djibouti, au Nord ou ailleurs. Au Nord, le café se prend trois fois par jour en trois phases (première tasse appelée Awal, deuxième appelée Barka et la dernière appelée Radia). À chaque prise, le plus vieux du groupe prie le bon Dieu pour que “les fourmis des montagnes y demeurent éternellement sans en descendre sous aucun prétexte”. Sans comprendre la profondeur des prières de nos anciens, les nouveaux ont ouvert les portes pour permettre aux fourmis de descendre et coloniser les côtes. Que le bon Dieu nous protège encore et encore. Inchallah khaire ».
Un influent journaliste égyptien, Khaled Mahmoued, semble avoir une idée précise de la réponse de l’Éthiopie à l’offre généreuse de Djibouti : « L’Éthiopie n’acceptera pas la proposition de Djibouti. Addis-Abeba a des objectifs stratégiques qui dépassent ses capacités et ses ambitions.
Il est louable que Djibouti cherche à jouer un rôle de médiateur entre la Somalie et l’Éthiopie, d’autant plus que mon estimé ami, le ministre djiboutien des affaires étrangères […] s’efforce personnellement d’avoir un impact positif sur cette question.
Toutefois, la proposition d’asseoir les deux pays à la table des négociations se heurtera immédiatement au mépris de l’Éthiopie pour la souveraineté de la Somalie sur son territoire et son unité, comme en témoigne son accord controversé avec la région séparatiste du Somaliland.
Les tactiques obstinées de l’Éthiopie pourraient faire partie d’une stratégie plus large visant à s’étendre sur les côtes de la mer Rouge via cette zone stratégique, dans le but d’échapper à l’idée d’être un État géographiquement enclavé.
Proposer le port de Djibouti comme solution à la crise ne trouvera pas d’écho à Addis-Abeba, qui ne cherche pas seulement un port ou un passage vers la mer, mais vise à établir une base militaire navale pour menacer la navigation mondiale à Bab el-Mandeb et avoir un impact sur le canal de Suez, frappant ainsi l’Égypte sur le plan économique et stratégique.
Il serait bon que le Premier ministre éthiopien écoute et accepte la proposition, mais il ne le fera pas.
Quant à la possibilité d’une rencontre prochaine entre le président somalien et le premier ministre éthiopien en Chine, elle est sujette à caution pour plusieurs raisons » [6].
Bref, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette offre suscite de nombreuses interrogations aussi bien à Djibouti que dans les pays de la région.
Mahdi A.
[2] « Djibouti offers Ethiopia management of Tadjourah port to ease regional tensions », Addis Standard, 31 aout 2024
[3] Un MoU (Memorandum of Understanding) est un protocole d’accord ou une entente en français.
[4] Déclaration de Muse Bihi à Addis-Abeba le 1er janvier 2024 en conférence de presse avec Abiy Ahmed.
[5] Aden Omar Abdillahi, « Le MoU du Jour de l’an 2024 », Human Village, avril 2024.
[6] Voir en ligne le tweet de Khaled Mahmoued. Voir également « Why Ethiopia is so alarmed by an Egypt-Somalia alliance », BBC, 30 aout 2024.