L’esprit d’Arta constitue un mode de fonctionnement des rapports entre Djibouti et la Somalie qui puise ses racines dans la conférence de réconciliation somalienne qui s’est tenue en 2000 dans la ville d’Arta. Cette conférence, une initiative de l’État djiboutien adoubée par la communauté internationale, a permis de remettre à l’agenda international la crise somalienne qui durait depuis près d’une décennie et l’effondrement de l’État somalien. Cette conférence a été un succès dans son organisation, son approche en matière de réconciliation et son issue. Elle a débouché sur l’élection d’un président reconnu et accepté par les Somaliens et la communauté internationale. Plus important encore, elle a constitué le point de départ de la reconstruction de l’État somalien et de ses institutions : le fameux modèle de partage du pouvoir entre les différents clans somaliens, plus connu sous le nom de « 4.5 » (Four point five), imaginé et adopté à Arta. Cette formule du partage des principaux postes de pouvoir en Somalie est toujours en vigueur, avec quelques améliorations tout de même.
C’est pourquoi Arta est un lieu chargé d’histoire pour les Somaliens et les Djiboutiens, un symbole des liens entre les deux peuples et les deux pays. Ce fut une prouesse diplomatique pour Djibouti, qui y a gagné un statut d’acteur légitime et incontournable dans les cénacles régionaux et internationaux où se discutent les affaires somaliennes. Ce fut aussi, depuis lors, le principal credo de la diplomatie djiboutienne, qui a fait de la résolution de la crise somalienne un des piliers de son action extérieure. Pour Djibouti, il s’agissait avant tout d’une occasion de rembourser la dette historique envers la Somalie et les Somaliens dans sa lutte pour l’indépendance. Pour les Somaliens, Arta et ses résultats constituent un témoignage de la fraternité qui les lie aux Djiboutiens et une dette historique envers Djibouti.
L’esprit d’Arta recouvre un ensemble de pratiques et de modalités d’interaction entre Djibouti et la Somalie caractérisées par une reconnaissance permanente, un profond respect et beaucoup d’égards des Somaliens vis-à-vis de Djibouti. Les Somaliens, les élite comme le peuple, vouent une certaine déférence au président djiboutien pour son rôle déterminant dans la tenue et l’aboutissement de la conférence d’Arta. Cela a fait de lui dans le monde somali une icône de la renaissance de l’État somalien, un personnage célèbre, voire vénéré.
Pour Djibouti, l’esprit d’Arta se traduit par l’engagement dans un rôle de parrain de la Somalie qui lui procure une influence diplomatique et politique. Ainsi, au-delà des circonstances particulières de la Somalie, l’esprit d’Arta introduit un déséquilibre en faveur de Djibouti dans les relations entre les deux pays. Nous ne sommes donc pas en présence de relations normales ni de partenaires égaux mais bel et bien dans un rapport de patronage qui a été méticuleusement attaqué, déconstruit et mis à mal par la propagande robuste de l’administration du président somalien Farmaajo durant les cinq dernières années.
L’esprit d’Arta est la matrice centrale, la grille de lecture principale des relations entre les deux pays. Arta est devenue l’horizon indépassable des relations entre Djibouti et la Somalie. Un biais qui empêche le développement, le renouvellement et l’adaptation de ces relations. La conférence d’Arta restera gravée à jamais dans le marbre de l’histoire des relations entre Djibouti et la Somalie. En revanche, l’esprit d’Arta représente un obstacle pour les nécessaires réinventions de ces relations aujourd’hui. Après tout, à long terme, les intérêts nationaux de Djibouti se porteront mieux avec une Somalie stable et prospère qui constituerait un partenaire stratégique fiable.
Après cinq années et demi de relations compliquées avec la Somalie de Farmaajo, Djibouti espérait tourner cette page inhabituelle des liens entre les deux pays depuis Arta [1] avec l’arrivée au pouvoir à Mogadiscio d’Hassan Cheikh en juin dernier. Mais au vu des premiers déplacements du nouveau président, force est de constater qu’il est engagé dans ce qui ressemble de loin à une continuité de l’action diplomatique de son prédécesseur, l’hostilité frontale et la méfiance à l’égard de Djibouti en moins. Peut-être se fait-il rattraper par le même réalisme qui avait caractérisé la politique étrangère de Farmaajo dans la Corne et vis-à-vis de Djibouti : penser d’abord aux intérêts de la Somalie sans chercher à contenter ou à ménager qui que ce soit. On disait d’Abdillahi Youssouf, connu pour son cynisme et son franc-parler, qu’il ne prenait pas au sérieux Djibouti compte tenu de ses maigres ressources financières et diplomatiques. Pour lui, Djibouti est certes un pays frère qui n’a pas ménagé ses efforts, mais qui manquerait de capacités pour comprendre et assister la Somalie à bon escient après Arta. Il se pourrait que ce qui a été expérimenté par Abdillahi Youssouf et appliqué par Farmaajo devienne la norme dans les relations entre les deux pays : le dépassement de l’esprit d’Arta.
En dépit de la bonne volonté, de la proximité d’Hassan Cheikh avec Djibouti, il se pourrait qu’il ne puisse dévier du principe de réalisme. La Somalie semble encore fragile, malgré les progrès enregistrés durant les deux dernières décennies. Cependant, avec Farmaajo, les Somaliens ont retrouvé une certaine fierté dans leurs relations avec l’extérieur. Ils souhaitent plus de soutiens de toutes les bonnes volontés, mais surtout un traitement d’égal à égal plus respectueux et moins intrusif dans leurs affaires. La méfiance soudaine d’Hassan Cheikh à l’égard du Kenya à la suite de l’histoire du drapeau somalilandais, et ses réticences à autoriser l’importation du khat kenyan en Somalie sans contreparties commerciales précises, indiquent sa volonté d’inscrire son action diplomatique dans la voie tracée par Farmaajo dans les relations extérieures.
En somme, l’esprit d’Arta nous renvoie au discours du président Gouled, en visite officielle à Mogadiscio en février 1987, déclarant visiblement irrité qu’il était temps que le gouvernement somalien cesse son insistance à demander à Djibouti de rejoindre la grande Somalie. Il disait en substance : merci pour le coup de main dans la lutte pour l’indépendance de Djibouti mais nous devons passer à autre chose à présent. C’est peut-être ce que les Somaliens essaient de nous faire comprendre : merci pour Arta, et passons à l’étape suivante. À l’heure où des partenaires comme les Émirats arabes unis ou l’Érythrée cherchent à instaurer une influence durable à Mogadiscio, c’est à Djibouti et à la Somalie d’imaginer ensemble un autre futur. Il est encore temps !
Aden Omar Abdillahi, chercheur au CERD
[1] Mise à part la parenthèse Abdillahi Youssouf, président de la Somalie entre 2004 et 2008, également difficile mais qui a constitué une exception.