Human Village - information autrement
 
La Somalie rejette un projet de traité maritime régional
par Mahdi A., avril 2024 (Human Village 50).
 

Selon le media somalien en ligne Hiiraan, la Somalie a rejeté le projet de traité maritime régional proposé par le Kenya pour dénouer la crise politique entre Mogadiscio et Addis-Abeba, née de l’accord conclu le 1er janvier 2024 entre l’Éthiopie et la région sécessionniste autoproclamée du Somaliland : « Ali Omar, ministre d’État aux affaires étrangères et membre du Parlement fédéral somalien a fermement rejeté les rapports suggérant l’implication de la Somalie dans un traité maritime proposé par le Kenya pour résoudre l’escalade des tensions dans la Corne de l’Afrique. » [1].
Le ministre somalien réagissait à une information diffusée la veille par l’agence de presse Reuters, et largement reprise par la presse internationale. Elle avait été fermement démentie par le ministre des Affaires étrangères kenyan Korir Sing’oei : « Incompréhension totale de notre point de vue et de notre position sur cette question. Notre position claire et sans ambiguïté sur cette question est le respect de l’intégrité territoriale de la République fédérale de Somalie. » [2].
Korir Sing’oei rappelle ainsi la position du président kenyan William Ruto sur le respect des frontières et de la souveraineté des États. Mais comment expliquer cette dépêche Reuters qui affirmait que « le Kenya a proposé un traité maritime régional pour désamorcer les tensions entre l’Éthiopie et la Somalie au sujet d’un accord permettant à l’Éthiopie d’établir une base navale et lui donnant un accès portuaire dans la région séparatiste du Somaliland, a déclaré jeudi un haut fonctionnaire kényan.
Dans un accord du 1er janvier, l’Éthiopie, pays enclavé, a accepté de louer 20 km de côtes au Somaliland, une partie de la Somalie qui revendique son indépendance et jouit d’une autonomie effective depuis 1991, offrant en échange une éventuelle reconnaissance du Somaliland.
Cela a suscité une réaction de défi de la part de la Somalie et alimenté les craintes que l’accord ne déstabilise davantage la région de la Corne de l’Afrique.
Le traité que le Kenya propose, en consultation avec Djibouti et l’IGAD, régirait d’organiser les conditions commerciales d’accès aux ports par les États enclavés de la région, a déclaré à Reuters Korir Sing’oei, le ministre des affaires étrangères du Kenya. » [3].

Les régions de Somalie
© Ministère français des Affaires étrangères

Quelques éléments de réponse
La communication sur un projet de traité maritime est orchestrée par Addis Abeba. La presse éthiopienne y fait un large écho, proposant que l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD) soit le maitre d’œuvre de cette future architecture régionale. Une récente communication de cette organisation rebondit sur la question, avec une alerte sur la gestion des risques environnementaux dans la mer Rouge et l’océan Indien. Dont un « objectif est d’assurer la cohésion et la coordination entre les États membres qui se concentreront sur la sécurité maritime et la liberté de navigation dans la mer Rouge et le golfe d’Aden » [4].
Le secrétaire exécutif de l’IGAD, Workneh Gebeyeh, porte à bout de bras un agenda éthiopien [5] qui a du mal à recueillir l’adhésion des autres pays membres. Depuis sa prise de fonction en 2019, Workneh Gebeyeh – auparavant ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’Abiy Ahmed - travaille à obtenir l’accès de l’Éthiopie à une base navale autonome. Aucun sommet de chefs d’État de l’IGAD ne s’ouvre sans un préambule du secrétaire exécutif rappelant que l’Éthiopie reste dans l’attente d’établir sur un ou plusieurs points côtiers de la Corne des infrastructures portuaires autonomes pour sa marine militaire.

La dépêche de Reuters semble aussi signifier que Djibouti soutiendrait cette proposition kenyane… Une interview récente de Mahmoud Ali Youssouf dans les colonnes de Jeune Afrique n’en laisse pourtant rien paraître. Il insiste sur la position de Djibouti concernant le respect de l’intégrité territoriale de la Somalie : « Le fait que nous occupions la présidence de l’Autorité intergouvernementale pour le développement (Igad) nous oblige à assumer la responsabilité de la stabilité dans la région. Le président Guelleh a déployé de gros efforts, en collaboration notamment avec le Kenya, pour éviter un conflit entre l’Éthiopie et la Somalie. Beaucoup de travail a été réalisé depuis février. Des délégations des deux pays se sont rencontrées à diverses reprises à Nairobi et nous comptons organiser un prochain meeting à Djibouti pour, je l’espère, confirmer la désescalade en cours entre les deux pays. […] Dans cette histoire le droit international doit prévaloir. Il existe une convention des Nations unies sur la mer qui garantit aux pays enclavés de pouvoir disposer d’un débouché maritime. Le président somalien n’a pas dit autre chose, en reconnaissant les droits de l’Éthiopie, il a seulement insisté pour que cela se fasse dans des cadres légaux, légitimes et reconnus. Notre position est identique et c’est pour cela que nous poussons ces pays à se mettre d’accord, mais toujours sur la base du droit international, pour éviter d’entrer dans des tensions inutiles. » [6].

Une autre lecture de la dépêche Reuters
Pourrait-il s’agir d’un ballon d’essai du gouvernement kenyan qui, devant la réaction vive du gouvernement de la Somalie, rétropédalerait rapidement ? Cette hypothèse n’est pas à écarter. On peut la mettre en lien avec la visite du ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, à Nairobi le 6 avril dernier. Son pays est l’un des principaux promoteurs [7] de la renaissance de la marine éthiopienne, dans le contexte d’un accord de coopération de sécurité et de défense signé « afin d’accompagner cette montée en puissance dans le cadre de l’organisation, la doctrine, le personnel, la logistique, etc. ». Selon l’officier français, détaché, au titre conseiller du chef d’état-major de la marine éthiopienne : « L’objectif est, dans un premier temps, de disposer d’une base navale dans l’un des pays limitrophes de l’Éthiopie et de mettre en œuvre à compter de 2024, depuis cette base navale, deux patrouilleurs hauturiers d’environ 60 mètres. » [8]
L’entente réputé cordiale entre les présidents Emmanuel Macron et William Ruto a-t-elle créé une dynamique favorable aux ambitions éthiopiennes d’accéder à la mer ?

Cette crise n’est pas près de s’éteindre [9] [10]. L’Éthiopie n’accepte pas les conclusions de la médiation menée par Djibouti et le Kenya, et n’entend pas renoncer à ses prétentions. Elle l’a rappelé, lors d’une conférence sur la sécurité régionale organisée par l’Institut des affaires étrangères à l’hôtel Skylight le 19 avril 2024, par la voix de Abdulaziz Ahmed Adem, conseiller en chef du Service national de renseignement et de sécurité et conseiller du ministère des Affaires étrangères : « L’Éthiopie reste fermement attachée au protocole d’accord signé avec le Somaliland et la récente agitation à Mogadiscio à propos de cet accord n’est rien d’autre qu’un revers temporaire » [11].
Mais ce n’est pas tout. Abdulaziz Ahmed Adem rejette également la demande de la Somalie d’un retrait des troupes éthiopiennes du territoire somalien à la fin décembre 2024, soit au terme de l’opération mission de transition de l’Union africaine en Somalie (ATMIS) menée sous l’égide de l’Union africaine. Il reprend la position exprimée quelques jours plus tôt par le maréchal Birhanu Jula, chef d’état-major de la force de défense nationale éthiopienne, sur le statut de l’ATMIS et les conséquences possibles du protocole d’accord pour l’avenir de l’engagement militaire éthiopien en Somalie. Il n’avait pas hésité également à déplorer l’accord de défense et de sécurité récemment signé entre la Turquie et la Somalie [12].

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec les demandes répétées de l’Éthiopie aux troupes érythréennes, de quitter le Tigré afin de permettre la mise en œuvre de l’accord de paix de Pretoria [13], auxquelles l’Érythrée reste sourde [14]. Les Éthiopiens subissent le diktat d’Isaias Afwerki, président de l’Érythrée, qui justifie par le sang versé par son peuple l’attribution en compensation de terres conquises sur les forces du Tigrayan People’s Liberation Front (TPLF). Mais le gouvernement Abiy Ahmed produit un discours similaire, sur le sang versé par l’armée éthiopienne en Somalie dans le cadre de la lutte contre les Shebbabs, pour soutenir leurs revendications sur les côtes somaliennes. Ils invoquent une sorte de dette de sang, tout en affirmant un droit de regard sur les alliances militaires de la Somalie.

Le XXIe siècle s’annonce tumultueux, la force du droit international est bien partie pour être réduite à un habillage cosmétique. Place, dorénavant, au droit du plus fort…

Mahdi A.

« La renaissance de la marine éthiopienne », Cols bleus, n° 3095, 2020, site Chemin de mémoire

[2Voir sur le compte X (anciennement Twitter) du ministre des Affaires étrangères Kenyan Korir Sing’oei.

[3Duncan Miriri, « Kenya proposes maritime treaty to defuse Ethiopia-Somalia tensions », Reuters, 11 avril 2024, traduction Human Village.

[5ETHIOPIA & THE HORN I, Capital Ethiopia, 15 avril 2024.

[6Olivier Caslin et Matteo Previ, « Mahamoud Ali Youssouf : “La solution à deux États, Israël et Palestine, est la seule option” », Jeune Afrique, 20 avril 2024.

[8« La renaissance de la marine éthiopienne », site Chemin de mémoire, disponible en bas de cette page.

[10Ismail D. Osman, Why supporting the stability of Somalia contributes to global security, Middle East Monitor, 22 avril 2024.

[11Abraham Tekle, « Mogadishu objections to Somaliland deal a “hiccup” : senior Foreign Affairs advisor », Reporter Ethiopia, 20 avril 2024.

[12Ashenafi Endale, « Post-ATMIS Somalia and the fate of Ethiopian troops », Reporter Ethiopia, 16 mars 2024.

[13« Time for Eritrean troops to leave Ethiopia », Reporter Ethiopia, 26 novembre 2022.

[14Abraham Tekle, « Unsettled border disputes leave desperate people of Irob in no man’s land », Reporter Ethiopia, 20 avril 2024.

 
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