Forte, fière, passionnée et pieuse… C’est le destin unique d’une femme, d’une mère de famille et d’une travailleuse dont la volonté et le courage forcent l’admiration. Amoun Mohamed Ahmed fait partie de cette catégorie des gens rares qui vous marquent au fer rouge dès la première impression. Respectée et appréciée de tous,
Hooyo Amoun est aujourd’hui une femme accomplie qui a dignement et brillamment réussie dans la vie. Et comment me direz-vous ? Tenez-vous bien droit en vendant tout simplement des samboussas. Oui des samboussas !!! La chose peut sembler risible et pourtant la réalité est toute autre. De la vente de ce met si parfumé, Amoun en a fait tout un art, un métier à part entière… Sa réputation la précède, intriguée je suis partie à sa rencontre. Installée chichement entre des voitures sur le parking situé entre les banques Suisse et la BCI/MR, Amoun m’accueille avec chaleur. Je prends place auprès d’elle. Un temps s’écoule avant que je ne puisse l’interroger.
Et pour cause ! La vente des samboussas bat son plein. Les clients ne désemplissent pas. Les commandes affl uent. Avec une dextérité que trahit une longue pratique, la main d’Amoun plonge dans un grand panier placé devant elle. Elle en ressort des samboussas encore fumants qu’elle enveloppe dans un papier journal. Fascinée, j’observe les va et vient incessants des clients. Amoun sert un client, prend la commande d’un autre tout en encaissant les sous d’un troisième. Elle officie avec une habilité déconcertante. Chaleureuse et avenante, notre vendeuse arbore un large sourire à l’égard de sa clientèle qu’elle a su fidéliser au fil des années. D’ailleurs, tous l’appellent par son nom précédé du terme affectueux Hooyo signifiant mère.
Un instant d’accalmie. Hooyo Amoun commence par me raconter l’histoire de sa vie. Veuve, 72 ans, domiciliée à Cité Barwaqo et mère de cinq enfants. Avec une certaine fierté, elle m’apprend que son fils aîné vit en Australie, qu’une de ses filles est enseignante en économie au Lycée de Balbala, qu’une autre est secrétaire à la Cité ministérielle et enfin que ses deux derniers sont encore sur les bancs de l’école : le fils est étudiant en droit à l’université de Djibouti et sa dernière fille prépare son bac arabe.
Le cœur sur la main, Amoun est aussi une femme à la générosité sans pareille. En plus de ses enfants, elle élève depuis longtemps deux enfants devenus orphelins à la suite du décès prématuré de son cousin et sa femme dans un accident. Ils sont aujourd’hui adultes et scolarisés. Hooyo Amoun a également recueilli une petite fille en bas âge abandonnée qui est maintenant en 4ème année à l’école primaire. Elle les élève et les considère tous comme ses propres enfants. « Ils sont tous mes enfants par la grâce de Dieu. Je veille à ce qu’il n’y ait aucune distinction entre eux » me dit-elle.
Employée au ministère des Finances pendant plus de 35 ans en tant que technicienne de sol, Amoun est actuellement à la retraite mais elle s’adonne avec énergie à sa passion : la vente des samboussas. Cela fait maintenant 27 ans qu’elle exerce cette activité génératrice de revenus, qu’elle cumulait d’ailleurs en parallèle avec son travail jusqu’à sa retraite.
Au début, elle s’est lancée dans cette entreprise aléatoire par nécessité afin de joindre les deux bouts des fins des mois difficiles. Son salaire et celui de son mari défunt, agent gardien à la Banque Indosuez étaient de loin insuffisants pour couvrir les innombrables besoins de leur grande famille. C’est dans cet état d’esprit qu’Amoun s’est lancée à corps perdu et - au hasard de son propre aveu - dans la vente des samboussas. Elle ne s’attendait nullement à rencontrer un tel succès.
Au départ, bien entendu la quantité des samboussas qu’elle vendait était assez faible. Ses clients étaient uniquement constitués de collègues puisque Hooyo Amoun vendait sur son lieu de travail. La chose était aisée. Elle parvenait ainsi à faire d’une pierre deux coups. Pas la peine de se déplacer ailleurs pour écouler ses produits.
Toutefois, de fil en aiguille, son petit commerce a pris progressivement de l’ampleur. Il faut croire que les samboussas étaient incomparablement délicieux. Généreusement, elle m’en offre quelques uns tout en poursuivant son récit. Dorés à souhait, rembourrés, croustillants et craquants, les samboussas de Hooyo Amoun sont un véritable délice pour les papilles gustatives. Irrésistibles, il s’en dégage un arôme épicé qui vous met l’eau à la bouche. Je comprends pourquoi les clients défilent sans interruption malgré le prix. 20fd la pièce… C’est cher pour un samboussa mais pas pour ceux de Hooyo Amoun dont la renommée est bien établie sur la place. Le gros panier se vide à vue d’oeil. La plupart des clients sont les employés des ministères et banques installés aux alentours qui viennent s’approvisionner pour leur casse-croûte de la mi-journée. Beaucoup arrivent en voiture et passent des grosses commandes sans même descendre. Les passants constituent également une partie non négligeable de la clientèle.
Le succès des samboussas de notre vendeuse s’explique pour une large part par le soin particulier qu’elle apporte aux ingrédients. Elle veille en effet jalousement à leur qualité gustative et nutritionnelle. Et en tant que femme d’affaires accomplie, Hooyo Amoun entretient des liens commerciaux avec des fournisseurs privilégiés. C’est ainsi qu’un grossiste du marché de Balbala lui fournit quotidiennement tous les ingrédients nécessaires à savoir 6 kg de viande tendre et fraîche, 5 kg d’oignons et 1/5 kg de piments verts. Et bien sûr le tout en mode livraison à domicile !
Pour la farine et l’huile de friture, notre commerçante s’approvisionne également chez un gros détaillant de la place Rimbaud. 5 sacs de farine de 50 kg, 5 bidons d’huile de 25 litres presque tous les mois. Toujours en mode livraison à domicile ! Et pour ce qui est du poivre, ingrédient indispensable pour l’assaisonnement et la saveur, Amoun en achète 5 kg mensuellement. Elle le moud elle-même, le met dans des boites en verre afin d’en préserver l’arôme.
Une question me taraude l’esprit. Par expérience, je sais la pénibilité qu’exige le travail de préparation des samboussas. C’est un travail titanesque ! Une véritable corvée ! Le processus est long et éreintant d’autant plus quand la quantité est aussi conséquente. Il faut mélanger la farine avec de l’eau légèrement salée jusqu’à l’obtention d’une pâte souple et homogène, la séparer en petites boules en forme de « balle de tennis », les aplatir une par une à l’aide d’un rouleau pour en faire une pâte fine, les superposer deux par deux en imprégnant un peu d’huile entre elles, en réchauffer chaque côté dans une poêle, les défeuiller, les découper en quatre, puis procéder au pliage en forme de triangle, ensuite mettre la garniture préalablement préparée dans chaque triangle avant de passer à l’étape finale, la friture, etc.
Partant de ce constat, je me demande le secret de Hooyo Amoun pour parvenir à bout d’un tel labeur. Vous verrez que son petit commerce est réglé avec la minutie des aiguilles d’une horloge suisse.
En effet, pour que tout soit prêt à temps, le réveil d’Amoun est réglé chaque soir à 1h du matin. À l’heure où chacun d’entre nous se perd en rêveries dans les bras de Morphée, commence le travail de notre chère vendeuse. Première tâche à effectuer, il faut faire la pâte, environ 12 kg et plus chaque soir ! « Je fais la pâte toute seule me dit-elle même si c’est difficile vu la quantité. Je le fais en deux temps dans différents gros bacs. Je ne peux pas confier le soin à quelqu’un d’autre que moi. La pâte constitue l’enrobage du samboussa. L’effet visuel et le croquant sont très importants. C’est pourquoi je dois faire très attention à la préparation et au dosage, la texture doit être souple et uniforme ». Ensuite il faut passer à l’étape suivante : la garniture. Cette dernière peut varier selon le goût des uns et des autres : viande de boeuf, poisson, blanc de poulet, crevettes, purée de pommes de terre et parfois voire même des lentilles.
Cependant la garniture la plus consommée à Djibouti est celle à base de viande de boeuf. Pour le reste de la préparation, notre vendeuse peut compter sur l’aide d’une de ses filles. Elle a également recruté deux autres jeunes filles. Le réveil est le même pour toutes : 1h du matin. Les tâches sont bien réparties. Ainsi une des filles s’occupe uniquement du découpage des oignons et des piments verts. Elle doit les hacher manuellement chaque soir en très fines lamelles afin qu’ils puissent se dissoudre dans la viande hachée assaisonnée de poivre. Elle perçoit pour ce travail 500 fus par jour. L’autre jeune fille – qui perçoit 1000 fds par jour – s’occupe avec Hooyo Amoun et sa fille du reste de la préparation à savoir le découpage, le défeuillage, le pliage et la friture des samboussas. J’apprends ainsi que pour la friture, Hooyo Amoun utilise quatre réchauds simultanément.
Ensuite il faut laisser égoutter les samboussas avant de les empiler dans le panier. Ce long travail pénible mobilise les quatre ménagères durant toute la nuit et même jusqu’au-delà du petit matin. Ce n’est qu’à partir de 8h 30/9h que notre commerçante, chargée de ses victuailles quitte sa maison pour attaquer la vente de la journée.
Ce long récit détaillé des nuits sans sommeil occupée à préparer des samboussas me laisse perplexe. J’admire son courage. Ce travail est en effet, loin d’être évident - pour qui s’y connaît - surtout lorsqu’il vous tient éveillé toutes les nuits pendant plus de 27 ans ! Dans mon for intérieur, je me demande pourquoi malgré son âge avancé Hooyo Amoun continue encore ce travail pénible. La question me brûle les lèvres. À l’écouter, un fait est dorénavant évident : travailler n’est plus une nécessité. Elle aurait pu choisir de prendre un peu de temps pour elle, se détendre et profiter enfin les plaisirs que la vie octroie après tant d’années de labeur. En effet, ses enfants ont grandi. Sa situation financière s’est nettement améliorée. Elle touche sa pension de retraite et celle de son défunt mari. De plus, ses filles lui allouent chaque mois un petit budget. Elle reçoit la rondelette somme de 50 000 fds de la part de l’enseignante et 30 000 fds de la secrétaire. Je ne résiste plus, la curiosité l’emporte : je lui demande à brûle-pourpoint pourquoi aujourd’hui elle tient tant et sans raison apparente à vouloir continuer à travailler encore d’arrache pied.
Je dois avouer que sa réponse a eu le mérite de me surprendre. La question semblait même l’amuser. Sourire en coin, elle me dit tout simplement que c’est une question d’argent. « Mes enfants ne cessent de me répéter qu’il faut que j’arrête cette activité maintenant que je n’en ai plus besoin. C’est un sujet de discorde permanent entre nous. » En effet, l’affaire est florissante. À raison d’ailleurs ! Nous ne parvenons pas à discuter en toute tranquillité à cause du flot ininterrompu de clients. Les gains sont substantiels. Le panier contient 500 pièces de samboussas à raison de 20 fds l’unité. Et à mon grand étonnement, j’apprends qu’il y’en a un second panier contenant la même quantité.
Ce dernier destiné uniquement aux clients réguliers du ministère des Finances est directement vendu sur place tôt le matin. Par conséquent, les gains journaliers s’élèvent à 20 000 fds. « Il n’y a qu’à regarder les clients attroupés autour de nous me dit-elle. Je pourrais comme je le faisais auparavant écouler encore aisément un troisième panier mais à cause de l’âge et de mes enfants, je me limite à deux paniers. Vous rendez-vous compte ! Je ne viens ici jamais avant 10h du matin et à 11h 30, il ne me reste plus un seul samboussa à vendre. Et après paiement de tous les frais, je gagne en moyenne un bénéfice net de 10 000 fus par jour. Dans ces conditions, il est hors de question de lâcher l’affaire ». Ca laisse rêveur.
Dans un sursaut de fierté, Hooyo Amoun m’avoue aussi qu’elle n’aime pas être redevable financièrement envers quiconque y compris envers ses propres enfants. Plus qu’un désir d’autosuffisance, il s’agit avant tout pour elle d’une question de dignité. Fièrement, elle m’annonce que grâce à son travail, elle est parvenue à acquérir la propriété de deux maisons en dur, dont une a été mise en location et la seconde elle l’occupe avec ses enfants. Je reste béate d’admiration devant la persévérance et la ténacité de cette dame qui a su tracer seule sa voie à partir de presque rien.
Traditionnellement, le samboussa est un met très apprécié en période de ramadan. Il est indispensable pour la rupture de l’iftar. Omniprésent dans nos assiettes, on en trouve partout, dans chaque coin de rue. Mais Hooyo Amoun est une femme qui transgresse les règles. Avec elle, les habitudes sont inversées, elle vend ses samboussas durant toute l’année et jamais durant le ramadan. « Ce mois béni est un moment de recueillement, de repentir et un mois de piété. J’en profite pour m’isoler à la mosquée afin de me consacrer pleinement à la dévotion d’Allah. »
Cependant, même si elle cesse ses activités de vente, Hooyo Amoun produit toujours ses samboussas mais uniquement dans un but charitable. Ainsi, elle en offre aux voisins les plus nécessiteux afin qu’ils puissent décemment rompre leur jeûne. « Le ramadan est aussi un moment de repos. Chaque année, les quinze derniers jours je pars à Djeddah chez ma soeur. » Très pieuse, Hooyo Amoun aime également se rendre au pèlerinage de la Mecque.
Elle y est déjà allée à huit reprises. Cette année, elle compte également s’y rendre mais cette fois-ci en la mémoire de son défunt mari. Incha’allah !
Grâce à la force de son poignet, Hooyo Amoun a réussi mieux que quiconque. Son parcours, son histoire sont un exemple, mieux une formidable leçon de vie pour nous tous. La réussite peut naître de petites choses simples de la vie auxquelles on ne prête pas assez d’attention avec en prime la dignité.
Mouna Frumence