Human Village - information autrement
 
Djibouti fait feu de tout bois…
par Mahdi A., juillet 2018 (Human Village 33).
 

Après avoir été un temps à ne plus savoir sur quel pied danser à la suite des secousses tectoniques dans la région de la Rift Valley, Djibouti déploie ses grandes ailes, malgré la petitesse de son territoire, et montre qu’elle a plus d’une flèche à son arc.

Rejet de la nationalisation du DCT par DP World

Selon une information du Financial Times, « Djibouti serait prête à payer à DP World une compensation de “plus ou moins un demi-milliard de dollars… dès la semaine prochaine” pour régler un différend sur le contrôle du terminal conteneurs Doraleh » [1], aurait déclaré Aboubaker Omar Hadi au média britannique.
Cette déclaration du président de l’Autorité des ports et des zones franches intervient quarante huit heures après la dernière salve du groupe émirati : un communiqué dans lequel la société internationale menace d’intenter une action en justice contre les entreprises qui enfreindraient ses droits exclusifs. Le 22 février dernier, le gouvernement djiboutien a procédé à la nationalisation du terminal à conteneurs de Doraleh (DCT) dont la compagnie émiratie détenait un peu plus de 33% du capital. Rejetant la légalité de cette décision, cette société a entamé une procédure devant la Cour d’arbitrage international de Londres pour faire reconnaître son préjudice.
« DP World a réitéré aujourd’hui que son contrat de concession pour le terminal à conteneurs de Doraleh (DCT) reste en vigueur, avertissant que la saisie illégale de l’installation par le gouvernement ne donne pas le droit à un tiers de violer les termes de l’accord de concession. […] Le porte-parole avertit que DP World se réserve le droit de prendre toutes les actions légales disponibles, y compris les réclamations pour dommages contre des tiers qui interférent ou violent autrement ses droits contratuels » [2].
Aboubaker Omar Hadi, s’exprimant au nom du gouvernement de Djibouti, a déclaré : « Pour nous l’arbitrage est terminé. [… ] Ils doivent s’asseoir avec nous, prendre leur argent et partir ». Le courroux des émiratis serait lié à l’inauguration en grande pompe de la nouvelle zone franche mitoyenne de la zone portuaire de Doraleh : « La semaine dernière, Djibouti a ouvert la première phase d’une zone de libre échange de 3,5 milliards de dollars dans laquelle China Merchants Group et Dalian Port Autority ont une participation » [3].

La nationalisation intervenue le 22 février dernier, a mobilisé la diplomatie émiratie qui orchestre depuis une vaste campagne médiatique pour dénoncer l’action du gouvernement djiboutien. Les émiratis contestent la décision qu’ils considèrent illégale ; ils dénoncent une mesure arbitraire mettant à mal la sécurité des investissements étrangers à Djibouti. Pourtant la décision du gouvernement répond à une logique que l’on peut difficilement qualifier d’illégale, elle repose sur des fondements juridiques dont l’objectif vise à défendre les intérêts légitimes du peuple djiboutien.
Politiquement, et au vu des termes du contrat de concession du DCT, le gouvernement n’avait pas d’autre choix que de récupérer le contrôle de son fleuron national en application de la loi du 8 novembre 2017, adoptée à l’unanimité. Par cette prise de contrôle de la totalité des parts, dont les 33,33 % de DP World et 15 % de China Merchants Group. Les conditions d’un arrangement financier avec la partie chinoise, n’ont jamais été évoquées publiquement. Selon nos informations les émirats exigeraient deux milliards de dollars à titre de compensation pour le préjudice... grosso modo l’équivalant du PIB national !

Il faut noter que la réalisation du DCT a coûté 397 millions de dollars, financés pour une part sur fonds propres, à hauteur de 134 millions par les associés – PAID (90 millions, 23%) et DPWD (44 millions, 11%) -, et le restant, 263 millions, auprès de financements bancaires tels que Standard Chartered Bank (25 millions, 6%), Dubaï Islamic Bank (25 millions, 6%), West LB (25 millions, 6%), Banque islamique de développement (65 millions, 17%), Bank of London ans Middle East (20 millions, 5%), BAFD (80 millions, 20%), Proparco (23 millions, 6%).

La mesure est-elle illégale ?
Elle est parfaitement légale selon Sophie Nicinski, professeure à l’École de droit de la Sorbonne [4]. « Pour nationaliser une entreprise, il suffit au gouvernement de faire voter une loi en ce sens. C’est ainsi, à quelques exceptions près, qu’a procédé le gouvernement provisoire de Charles de Gaulle à la Libération. C’est aussi par la loi que François Mitterrand a procédé, en 1982, à la nationalisation de trente-neuf banques, de cinq groupes industriels et de deux compagnies financières. […] Pour ses critiques, la nationalisation est une atteinte au droit de propriété, garanti par la constitution et par la Déclaration des droits de l’homme en tant que “droit naturel et imprescriptible”. C’est à ce titre que l’opposition de droite a saisi le Conseil constitutionnel avant le vote de la loi de nationalisation de 1982. Dans une décision restée célèbre, celui-ci a reconnu le “caractère fondamental” de la propriété privée, mais a estimé que celle-ci admet des “limitations exigées par l’intérêt général », notamment s’agissant de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage”. […] La nationalisation implique bien le versement d’une “juste et préalable indemnité”, a souligné le Conseil constitutionnel dans la même décision de 1982. “Les actionnaires des sociétés visées par la loi de nationalisation ont droit à la compensation du préjudice subi par eux, évalué au jour du transfert de propriété”, juge le Conseil. “Cette indemnisation est fixée par un tiers indépendant et peut s’amputer sur la dette vis-à-vis de l’État, ou être réglée en numéraire” » [5].

Allumage de pare-feu
Comment amener son partenaire à négocier lorsque ce dernier s’y refuse, contestant la validé de la procédure ? Ce différend commercial avec ce groupe mondial disposant d’un accès privilégié à la presse internationale ne peut, à la longue, que nuire à la réputation du climat des affaires en république de Djibouti. Le pays n’a rien à gagner à faire durer le litige, c’est la raison pour laquelle le gouvernement affiche la volonté de nouer un dialogue pour solder ce conflit et parvenir à l’abandon des actions en justice. Un arrangement à l’amiable négocié entre les parties, voilà ce que propose Djibouti. Les 500 millions de dollars correspondraient à une base de négociation. On peut supposer que ce montant ne vient pas par hasard et qu’il a été estimé par un audit d’experts internationaux agissant pour le compte du gouvernement. Par le passé, l’affaire avait dégénéré dans une crise diplomatique avec le refus de délivrer des visas aux ressortissants djiboutiens par les Émirats.

Le ballet diplomatique de Mahmoud Ali Youssouf en Chine, à Bruxelles, à Paris ou Addis Abeba, s’inscrit dans cet objectif. C’est ainsi qu’il s’est entretenu le 11 juillet avec son homologue chinois, Wang Yi, à Pékin [6]. Il ne fait pas de doute qu’au menu des discussions, le contentieux latent entre Djibouti et DP World, qui concerne par ricochet trois sociétés chinoises d’importance, China Merchants Group, Dalian Port Autority et IZP Technologies que Dubaï menace également de traîner devant la Cour d’arbitrage de Hong Kong, a été abordé. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que le président chinois XI Jinping était attendu le 19 juillet 2018 aux Émirats arabes unis pour une visite officielle de trois jours. La Chine étant le premier partenaire commercial des Émirats, ce grand pays millénaire a des arguments à faire valoir pour les encourager à engager des négociations pour déterminer les compensations légitimes pour solde de tout compte avec la partie djiboutienne. Les titres des journaux annonçant la conclusion de nombreux accords commerciaux au cours de cette visite, dont un particulièrement avec l’opérateur portuaire émirati DP World, laissent espérer une fin prochaine du différend entre les Djibouti et DP World. « Le grand opérateur émirat DP World a également annoncé jeudi un accord avec la Chine pour la création d’une zone commerciale à Dubaî, dans la plus grande zone franche du Moyen-Orient » [7].
Djibouti abrite la seule base à l’étranger de la République populaire de Chine. Elle est considérée par « l’Empire du Milieu » comme une pièce maitresse pour la sécurité de ses approvisionnements, notamment énergétiques. A ce titre, Djibouti peut compter également sur l’appui du parapluie diplomatique chinois au Conseil de sécurité, dont la Chine est membre permanent. Enfin, notons une étrange coïncidence : à l’issue de la rencontre entre Mahmoud Ali Youssouf et son homologue Wang Yi, le représentant de Djibouti aux Nations unies, Mohamed Siad Doualeh, adressait au secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, un courrier officiel, où il requiert l’assistance de l’institution dans la résolution du différend frontalier qui oppose l’Érythrée à son pays : « Doualeh a rappelé que le Conseil de sécurité a imposé des sanctions à l’Érythrée en 2009 “en raison de son agression contre Djibouti et de son refus de retirer ses troupes de la zone contestée, et son rejet de tous les efforts visant à la médiation entre les deux parties.” […]

Entre 2010 et 2017, le Qatar a tenté de négocier une entente mais cet effort a échoué et le Qatar a retiré ses 450 troupes de maintien de la paix de la frontière. Djibouti a accusé les troupes érythréennes d’occuper la région montagneuse de Doumeira peu après le départ des soldats de la paix le 13 juin 2017, et a déposé une plainte officielle auprès de l’Union africaine » [8].

L’ambassadeur rappelle que les sanctions qui pèsent sur Asmara ont pour origine l’affrontement militaire ayant opposé les deux armées et le refus des troupes érythréennes d’évacuer la ligne contestée. Subreptiblement, il indique que Djibouti s’opposera à la levée des sanctions onusiennes qui pèse sur ce pays en théorie jusqu’au 15 décembre prochain, si dans cet intervalle le différend n’a pas été aplani. « “Les forces érythréennes continuent d’occuper le territoire djiboutien, les prisonniers de guerre sont toujours portés disparus, des menaces de forces continuent d’émaner de la partie érythréenne et le risque d’affrontements violents est de nouveau élevé”, a déclaré Doualeh. Il a averti que sans aucun effort pour mettre fin au conflit frontalier, le groupe de surveillance des Nations unies a déclaré que “la situation sur le terrain reste vulnérable aux provocations des deux parties, ce qui pourrait entraîner une escalade rapide des conflits”. "Il y a donc un besoin urgent d’un nouveau mécanisme de règlement des différends. [...] Djibouti examinera de bonne foi toute proposition que vous ou le Conseil de sécurité pourriez faire concernant les moyens appropriés de règlement pacifique des différends” ».
Bref c’est un retour de gifle que la diplomatie djiboutienne adresse au fringuant Abiy Ahmed, qui a décidé concernant la question érythréenne de faire cavalier seul au point de se considérer comme le ministre des affaires étrangères de ce pays et demander officiellement auprès du secrétaire général des Nations unies la levée des sanctions.

Attitude inacceptable pour Djibouti, qui considère les agissements de son allié éthiopien comme une trahison, un coup de poignard dans le dos. Mahmoud Ali Youssouf s’est rendu dans le cadre de cette offensive diplomatique à Paris pour rencontrer le ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian [9]. Il s’agissait là aussi de s’assurer du soutien et de l’amitié centenaire de la France, pour contrer l’offensive américano-éthiopienne, tous deux membres du Conseil de sécurité, visant à réintégrer l’Érythrée dans le concert des Nations et le sortir de son isolement. La France entretenant des relations très fortes avec les Émirats, Le Drian a probablement été aussi sollicité, pour plaider en faveur d’un règlement amiable dans le différend qui oppose Djibouti aux Émirats.

Le globe trotteur national, n’a pas ménagé sa peine puisque cet après midi, vendredi 20, il a été reçu par le Premier ministre éthiopien à Addis Abeba, porteur d’un message du chef de l’État djiboutien. On peut imaginer la teneur de celui-ci : Djibouti ne mégotera pas sur la défense de ses intérêts, tout en assurant de sa disponibilité à l’ouverture d’un dialogue avec Isaias Afeworki pour solutionner les questions restées en suspens. L’entretien semble avoir été constructif et laisse espérer un happy end avec Asmara dans un avenir proche. Ce que je crois être l’un des voeux les plus chers de la population djiboutienne.

Mahdi A.

Erratum Il avait été annoncé que le chef de l’État se rendrait en visite privé à Addis Abeba le dimanche 22 juillet, or il s’agissait d’une erreur. Nous nous excusons auprès des personnes concernées et nos lecteurs de l’avoir diffusée.


[1« Djibouti ready to pay compensation to settle DP World dispute », Financial Times, 15 juillet 2018.

[2« DP World Reiterates Validity of Doraleh Container Terminal Concession and Exclusivity Rights », communiqué de DP World, PDF en ligne.

[3Idem.

[5« Nationalisation, mode d’emploi », Libération, 26 novembre 2012.

[8« Djibouti asks UN help to end border dispute with Eritrea », Washington Times, 18 juillet 2018.

 
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