Human Village - information autrement
 
Dans le Gobaad : des origines de l’Homme au seuil de l’histoire...
par Xavier Gutherz, janvier 2012 (Human Village 19).
 

1. Le bassin du Gobaad sous les eaux du lac Abhé
Le bassin du Gobaad est une vaste dépression d’origine tectonique située entre Dikhil et le lac Abhé. Elle a subi depuis la fin de l’époque tertiaire, de nombreuses variations climatiques qui ont entrainé tour à tour soit l’extension soit la régression du lac. Depuis 1982, des préhistoriens français en collaboration avec l’ISERST, devenu par la suite le CERD, ont exploré le passé archéologique de ce bassin rempli d’anciens dépôts lacustres et bordé de part et d’autre par de vastes plateaux basaltiques, eux-mêmes cisaillés par des failles. Depuis 2001, un programme de recherche archéologique intitulé « les premières sociétés de production dans la Corne de l’Afrique » concerne pour une large part ce territoire où de nombreuses missions de prospections et de fouilles ont eu lieu et permettent aujourd’hui de disposer d’une connaissance détaillée des anciens peuplements.
Les variations du niveau du lac Abhé sont relativement bien connues grâce aux nombreuses études réalisées notamment sur les sédiments lacustres de la vallée du Rift. Ces analyses ont permis de cerner de façon assez précise les changements majeurs survenus au cours du Pleistocène (à partir d’environ 2 millions d’années) et de l’Holocène (à partir de 10 000 ans jusqu’à nos jours).
Ainsi, au début du Pléistocène, le lac occupe tout le Gobaad et le bassin de Dikhil. Au Pleistocène moyen (800 000 à 130 000 ans), il n’y a pas de nouvel épisode transgressif mais la mise en place de sédiments sableux d’origine fluviatile ou éolienne, et dans ces couches naturelles on trouve de nombreux ossements de grands animaux aujourd’hui disparus comme des éléphants et des hippopotames. Trois épisodes lacustres se succèdent en revanche au cours du Pleistocène supérieur (entre 120 000 et 10 000 ans avant notre ère). Le lac atteint la côte de 400m (contre les 220m actuels) lors de la première transgression. Il s’ensuit une période de régression puis une nouvelle transgression vers 40 000 ans et une autre vers 20 000 ans. Puis, entre 17 et 12000 ans, un important assèchement du lac se manifeste. Des conditions humides s’installent jusqu’à 7 000 avant notre ère. A partir de cette période, commence une phase aride avec un optimum vers 5 500 avant notre ère. Cet épisode est suivi, dès 5 000 avant notre ère, par une nouvelle phase humide qui se termine vers 3 000 avant notre ère. A partir de cette date commence l’aridification qui continue jusqu’à aujourd’hui, interrompue seulement par un court épisode lacustre durant le 1er millénaire de notre ère. Ces fluctuations ont entraîné des recompositions de la biodiversité et des contraintes écologiques très variables selon les milieux. L’évolution des sociétés humaines au cours de l’Holocène présente donc de multiples facettes, marquées en grande partie par ces conditions environnementales changeantes et plus ou moins contraignantes.
La partie de la plaine du Gobaad, aujourd’hui aride, qui a été particulièrement étudiée par les préhistoriens depuis le début des années ’80 se situe dans le secteur d’As-Eyla, une localité qui dépasse actuellement la taille d’un simple village (environ 2 à 3000 habitants) et a le statut de sous-préfecture. Elle se trouve à une distance d’environ 30 kilomètres du lac Abhé. C’est là qu’ont été découverts plusieurs sites archéologiques ou paléontologiques très anciens (datés d’environ 1, 5 million d’années) parmi lesquels le site de dépeçage de la carcasse d’un éléphant par des chasseurs qui taillaient des outils grossiers en pierre volcanique et de nombreux sites datant de l’Holocène, entre le début du 4e et le début du 3e millénaire avant notre ère. Trois en particulier ont livré d’importants restes de faune (ossements d’animaux chassés, pêchés ou élevés) qui nous donnent de précieuses informations sur les changements climatiques et le mode de vie des populations du passé. Il s’agit des sites d’Ali Daba, d’Asa Koma, et de Wakrita, échelonnés le long de l’oued Dagadlé, sur une distance d’environ 10km de long.
Le bassin inférieur du Gobaad, particulièrement dans la région d’As-Eyla, renferme également de nombreux sites où des ossements d’animaux fossiles ont été conservés. Ce sont des sites où la présence de l’homme n’est pas avérée, mais qui présentent un très grand intérêt pour l’étude des espèces fossiles, ancêtres des espèces africaines actuelles. Tel est le cas de l’éléphant (voir l’interview de J. Chavaillon) ou de l’hippopotame dont on a trouvé des restes importants sur divers sites : Gafalo avec un crâne complet d’hippopotame, Aïdalo avec un squelette presque complet en connexion anatomique d’un éléphant de Reck, l’ancêtre de l’éléphant d’Afrique. Ces animaux sont morts naturellement au bord de marécages et leurs cadavres, parfois démantelés par les intempéries ou par des charognards, ont été enfouis sous les dépôts sédimentaires où on les retrouve aujourd’hui. Ainsi, le Gobaad constitue sans aucun doute l’un des principaux conservatoires naturels des restes osseux de la faune du Pleistocène inférieur dans la Corne de l’Afrique.

2. Des derniers chasseurs aux premiers éleveurs
Trois sites principaux seront évoqués ici pour expliciter le processus d’apparition d’une économie de production dans le bassin du Gobaad, processus que l’on situe pour ses débuts au cours du 3e millénaire avant notre ère. Le site d’Ali Daba, fouillé sous la direction de l’anthropologue Henri Duday, est composé de trois principaux emplacements (Ali Daba 2, 3 et 10) éloignés les uns des autres d’environ 30 mètres. Chacun de ces points comprend plusieurs petites fosses ou épandages qui contiennent des ossements humains et animaux fracturés, brûlés et parfois travaillés. Pour l’instant, un seul de ces emplacements a été daté (Ali Daba 2) et semble donc avoir été constitué au début du 4e millénaire avant notre ère. Le spectre de faune, étudié par Joséphine Lesur, est très diversifié mais présente une prédominance de restes de crocodile, d’hippopotame et de poissons tels que le tilapia et le poisson-chat.
Si l’on observe donc clairement une exploitation préférentielle des milieux aquatiques, d’autres espèces terrestres attestent de la chasse dans des milieux de savane arborée ou herbeuse telles que le buffle, le bubale, le petit koudou, le cob de buffon ou encore le zèbre de grevyi, le rhinocéros noir, le lion et le léopard. Ces espèces sont donc représentatives d’un environnement nettement plus humide que l’actuel. Le site d’Ali Daba est le seul témoin connu pour le moment d’une époque où les groupes humains qui fréquentaient le bassin du Gobaad vivaient encore exclusivement de la chasse, de la pêche et de la collecte de végétaux spontanés. Ils n’avaient pas encore adopté l’usage de la poterie et ne pratiquaient pas encore l’élevage et l’agriculture.
Pour éclairer le moment du passage à une économie mixte, associant à la prédation de nouvelles activités de subsistance fondées sur la domestication animale, il faut se tourner vers le site d’Asa Koma.
C’est un petit établissement saisonnier installé sur le sommet d’un pointement basaltique qui domine la partie du bassin lacustre où serpente actuellement l’oued Dagadlé. Les fouilles réalisées entre 1986 et 1996 ont mis au jour différentes structures et phases d’occupation qui témoignent d’une occupation saisonnière vers 2 500 avant notre ère. Le spectre de faune est dominé par les poissons (tilapia et poisson-chat) qui représentent 96% des restes. Parmi les autres espèces, on trouve deux espèces domestiques : le bœuf et probablement l’âne, mais aussi des bovidés sauvages tels que le dik-dik, la gazelle dorcas et le guib harnaché, ou encore du chacal à flancs rayés et du lièvre. Les occupants d’Asa Koma fabriquaient et utilisaient de nombreux récipients en céramique modelée avec une grande abondance de décors imprimés ou incisés sur la paroi des vases. Une étude détaillée de ces décors a permis d’identifier un style particulier que l’on retrouve sur une dizaine de sites découverts en prospection pédestre aux environs d’As-Eyla et qui indique la présence d’une communauté assez nombreuse occupant la région au milieu du 3e millénaire avant notre ère.
La prédominance des restes de poissons atteste de l’intérêt particulier apporté à la pêche qui devait se dérouler dans le lac Abhé ou dans l’oued passant en contrebas du site. Une étude détaillée visant à la reconstitution de la taille des tilapia et des poissons-chats a permis de mettre en évidence la présence d’individus de grande taille qui pourraient témoigner d’une pèche au moment de la saison des pluies lorsque les adultes viennent frayer aux abords des lacs et des oueds.
En plus de cette très forte exploitation des milieux aquatiques, la présence des autres animaux montre le rôle important joué par la chasse dans l’économie de cette population qui disposait également d’un petit cheptel bovin.
Un peu plus à l’ouest, à quelques kilomètres d’Asa Koma, se trouve le site de Wakrita qui a permis de confirmer la présence dans le Gobaad, dans la première moitié de 3e millénaire avant notre ère, d’animaux domestiques : le boeuf taurin et la chèvre ou le mouton.
Les sites d’Asa Koma et de Wakrita sont donc les deux sites les plus anciens de la Corne de l’Afrique où l’on dispose de témoins osseux fiables pour avancer l’idée que la domestication animale avait atteint cette région à cette époque. On sait que le premier bétail domestique a fait son apparition beaucoup plus tôt dans la vallée du Nil au sud de l’Egypte et dans la région de Khartoum au Soudan (entre le 7e et le 5e millénaire). C’est très probablement à partir de ces zones nucléaires que la pratique de l’élevage s’est peu à peu répandue vers le sud. Il a donc fallu beaucoup de temps pour que que cette nouvelle économie fasse son apparition dans les pays de la Corne de l’Afrique. On peut donner deux raisons à cela parmi d’autres. D’une part les difficultés de pénétration des hauts plateaux éthiopiens qui ont retardé le processus de diffusion. Mais aussi la question des maladies qui peuvent décimer le bétail tel que la trypanosomiase transmise par la mouche tsé-tsé. Une explication plus anthropologique peut faire intervenir la réticence de certains groupes humains à adopter de nouvelles pratiques économiques.
Bien que les meules et broyeurs en basalte soient très nombreux sur ces sites, on ne peut pas évoquer la présence d’activités agricoles car rien ne le prouve et il semble bien que l’agriculture soit apparue beaucoup plus tard (dans le courant du premier millénaire avant notre ère) dans la Corne de l’Afrique. Ces instruments de pierre, destinés à broyer, étaient donc utilisés pour transformer la chair de poisson, une fois séchée au-dessus de grands foyers dont on retrouve la trace à Asa Koma. Ils pouvaient également servir à broyer des tubercules de plantes sauvages, mais pour le moment, cela reste une hypothèse car aucun témoin archéologique ne permet de l’affirmer...
A coté de ces sites d’habitat et parfois au cœur même de ces établissements qui ont apporté de nombreuses informations sur les premières populations néolithiques du Gobaad, on trouve des sépultures. Il existe une certaine diversité dans les pratiques funéraires : tombes individuelles en fosse circulaire profonde, fermée par un amas de pierres, cuvettes peu profondes contenant les reste d’un ou de deux sujets avec les membres inférieurs repliés, ou tombes avec architecture de pierre sèche.

Pour illustrer ce dernier type de sépulture, nous évoquerons la fouille en cours, sous la direction de Stéphane Hérouin, du tumulus à plate-forme circulaire et double couronne de pierre d’Antakari 3, situé sur le glacis d’érosion qui étale ses immenses épandages de blocs de basalte entre les premiers escarpements du massif du Dakka et les dépôts lacustres de l’oued Dagadlè. Depuis 2007, l’étude des sites funéraires du Gobaad s’est étendue aux monuments en pierre sèche avec la fouille du tumulus à plate-forme circulaire d’Antakari.
Ce monument funéraire, le plus imposant de la région pour ce modèle architectural n’a pas pour le moment été daté de façon précise, mais le mobilier qu’il livre peut être rattaché au complexe néolithique ou protohistorique régional au sens large du terme.
D’après le style des décors céramiques qu’il livre, on peut le situer dans une phase postérieure à celles qui sont représentées à Asa Koma ou à HaraIdé, c’est à dire au IIe ou au Ier millénaire avant notre ère. La fouille de la périphérie immédiate du monument a révélé la présence d’une trentaine de sépultures individuelles installées dans de simples fosses creusées dans le sable ou dans des creux naturels du substrat rocheux. Plusieurs d’entre elles sont signalées à la surface du sol par un amas de blocs de basalte qui constitue aussi un dispositif de condamnation. Les sujets inhumés sont le plus souvent porteurs de parure faite de petits gastéropodes marins percés, de valves découpées ou de perles discoïdales confectionnées à partir de fragments de coquilles d’œuf d’autruche. Il s’agit de colliers, de bracelets, d’anneaux de cheville ou de plastrons portés sur la poitrine. L’exploration de la plateforme centrale est actuellement en cours et pour le moment, les informations concernant l’utilisation funéraire de cet espace central du monument restent à réunir. Lorsque les données seront plus précises, on pourra alors mieux comprendre la signification des sépultures périphériques qui représentent peut-être des sépultures d’accompagnement, c’est-à-dire des personnes liées dans la vie comme dans la mort, aux personnages principaux dont les reste se trouvent peut-être à l’intérieur du monument.

3. Handoga et la période islamique
Pour les périodes qui ont suivi le Néolithique et la Protohistoire et que l’on peut situer à partir du changement d’ère jusqu’au XVIe siècle après J.-C., peu de données archéologiques sont actuellement disponibles dans la région du Gobaad. On se doit toutefois d’évoquer l’important site d’Handoga. L’agglomération ancienne de cases en pierres équarries d’Handoga se situe sur un plateau dominant l’oued Cheikhetti à 10 km à l’ouest de Dikhil.
Aubert de la Rüe, dans son remarquable récit de voyage publié en 1939, dénomme ce gisement archéologique « l’ancienne cité de Gallagota », ou Handouga, en langue afar locale. L’intérêt de ce site, très partiellement fouillé par l’équipe du GEPAG dans les années ’70 et ’80, a été souligné à plusieurs reprises, notamment par R. Joussaume. Il est principalement constitué de plusieurs groupes de cases de forme circulaire ou ovalisée, réunies par deux ou trois.
Ces cases possèdent des murs bâtis en blocs de basalte équarris. Les murs sont épais de 70 à 80 cm. et constitués de deux rangées de blocs accolées. Bien qu’aucun plan d’ensemble et aucun décompte des cases n’aient été effectués, des vues aériennes permettent d’estimer qu’elles dépassent la centaine. Il s’agit donc d’une agglomération importante dont la durée de vie reste à préciser. Il a été souligné à plusieurs reprises que le lieu d’implantation de cette agglomération avait sans doute été choisi par sa position au carrefour de deux grands itinéraires caravaniers : l’un venant du lac Abhé par les reliefs du Dakka, l’autre de l’Éthiopie également mais par le bassin du Hanlé. La raison d’être de cette cité serait donc principalement liée au commerce caravanier. En outre, on a parfois évoqué la présence, à quelques dizaines de km à l’ouest d’Handoga, de traces de réseaux d’alignements de pierres qui pourraient correspondre à un ancien découpage parcellaire. Si ces vestiges traduisent bien l’existence d’activités de production agricole, on peut alors penser qu’Handoga pouvait concentrer les produits céréaliers régionaux. Mais ceci reste dans l’état actuel dans le domaine des hypothèses.
Les seuls repères chronologiques dont nous disposons actuellement pour tenter de dater Handoga sont dus à une mesure radiocarbone qui attribuerait l’édification de certaines cases au XVIe siècle. Une autre, obtenue récemment, donne un repère un peu plus ancien (XIVe et XVe siècles) tout comme la découverte de deux monnaies arabes des XIe et XIIIe siècles. C’est une case fouillée en 2007 par notre équipe qui nous permet aujourd’hui de relancer le débat sur la ou les raisons d’être de l’agglomération d’Handoga. Nous avions remarqué la présence de scories métalliques (cuivre et fer) à plusieurs endroits du site. Un premier décapage manuel dans la case circulaire n°10 a livré plus de 8kg de vestiges métallurgiques et mis en évidence une activité de forgeage d’alliages ferreux et cuivreux pour la confection de petits objets (tiges, plaques). Les déchets et objets récoltés montrent que les forgerons d’Handoga disposaient d’une matière première de bonne qualité, prête à l’emploi, et s’inscrivaient donc dans un réseau commercial ou d’échanges. Il reste donc à entreprendre des travaux d’ampleur sur ce site qui permettront sans aucun doute d’enrichir nos connaissances sur les temps historiques antérieurs à l’abandon de l’agglomération d’Handoga que l’on peut donc situer au XVIe siècle.

Xavier Gutherz, professeur à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, UMR 5140, Archéologie des sociétés méditerranéennes, chef de la mission archéologique « Corne de l’Afrique »

Voir aussi
 Xavier Gutherz, « Premières sociétés de production dans la Corne de l’Afrique. Organisation du programme, travaux en cours et résultats », Les nouvelles de l’archéologie, n° 120-121, 2010, p. 89-95, voir en ligne.

 
Commenter cet article
Les commentaires sont validés par le modérateur du site avant d'être publiés.
Les adresses courriel ne sont pas affichées.
 
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

 
Brève histoire du syndicalisme en Côte française des Somalis
 
À fond de cale : navigateurs en quête de nouveaux horizons
 
Pélerinage et pandémie : le hajj en CFS au révélateur du naufrage de l’Asia
 
| Flux RSS | Contacts | Crédits |