Depuis des années, dans tous les travaux à caractères historiques mais pas seulement, qui sortent sur Djibouti et sa région, sous quelques formes que ce soit (article, ouvrage), une foule de personnages surgissent du fond des âges. Des personnages qui ne sont que des noms, sans physique ni profondeur. L’historiographie de Djibouti n’a pas de base, pas d’outils sur lesquels s’appuyer comme le fait en ce moment l’Ethiopie (Encyclopaedia Aethiopica, Université de Hambourg, Allemagne, 5 tomes). Pour Djibouti, les noms sont souvent mal orthographiés (surtout pour les noms d’origine locale, un autre problème est celui que les historiens ne soient pas des linguistes), les dates de vie inexistantes et les études reprennent en choeur des erreurs d’analyse par manque d’outils biographiques critiques. On utilise les archives (et tellement rarement les sources orales) sans véritablement savoir qui se cache derrière toutes ces pages. Qui a fabriqué ces archives sinon les hommes en place à cette époque. Mais qui sont-ils ?
En se promenant dans Djibouti, allez vers la place Lagarde, prenez la rue Clochette, puis la rue Marchand, le boulevard Bonhoure, la rue Soleillet, regardez en passant la mosquée Hamoudi, flânez sur l’avenue Mohamed Farah Dirir ou rue Mohamed Ali Doura. Lors de cette promenade demandez-vous qui sont ces personnages ? Pourquoi ont-ils laissé leur nom à une rue ou une avenue ? Là, commence le travail de mémoire.
Et on peut continuer ainsi en épluchant les archives et les livres. Qui peut se targuer de connaître Léon Chefneux, un Belge naturalisé Français fondateur du chemin de fer et du port de Djibouti entre 1894 et 1910 ; qui connaît Joseph Henry, un ingénieur, agent consulaire de France à Zeyla qui fut le véritable créateur de Djibouti ; qui connaît le docteur Vitalien fondateur de l’hôpital Peltier et médecin personnel de Ménélik ? Mémoire des hommes, mémoire des lieux ! Qui connaît les gouverneurs qui administrèrent Djibouti dont on n’est pas encore capable de faire une chronologie juste, leurs partis politiques, leurs loges maçonniques, leurs religions voire leur action sur le développement de la colonie et bien d’autres éléments qui peuvent éclairer leurs agissements ? Qui connaît le passé maçonnique d’Henry de Monfreid et ses déboires avec la loge de Djibouti, ce qui permet une autre lecture des Secrets de la mer Rouge ? Suite à la découverte récente d’une photo de Rimbaud à Aden, un fascicule a été écrit par Jacques Desse et Alban Caussé sur l’histoire de cette photo. Leur principale recherche était de savoir qui se tenait autour de Rimbaud. Après avoir lu l’article, les inexactitudes sont nombreuses sur les métiers, les dates de vie et autres, des personnages que nos deux inventeurs citent. Voilà tout est dit ! Ces erreurs auraient pu être évitées s’il y avait une base biographique fiable.
Mais pas seulement une base biographique coloniale car il faut aussi faire une base biographique locale. Qui connaît la généalogie des sultans de Tadjoura, qui connaît Hummad b. Mahammad, b. Mandaytu (sultan de Tadjoura qui apposa son sceau sur le traité d’amitié et de cession du sultanat de Tadjoura à la France en septembre 1884) et qui peut se targuer de connaître la biographie de Muhammad Harbi ? Qui est Ménélik Iyasu né en 1917 à Didalé dans les monts Goda, dans ce qu’on appelait à l’époque la Côte française des Somalis et qui faillit devenir empereur d’Ethiopie ? Quelques timides et rares biographies sont sorties en librairie.
Tellement rares que l’on peut presque toutes les citer : Saïd Ali Coubèche par Colette Dubois & Jean-Dominique Pénel (Khartala, 2007), Roblek-Kamil par Mohamed Aden (L’Harmattan, 2006), Henri Lambert (L’Harmattan, 1992), Abou-Bakr Ibrahim (L’Harmattan, 2003). C’est dire que le travail n’en est qu’à ses débuts !
Mais la biographie est un genre littéraire et historique à part. Elle se meut dans une tout autre sphère que l’histoire proprement dite ; elle a d’autres règles à suivre et d’autres exigences à satisfaire.
Elle est transversale et interdisciplinaire. Le meilleur des supports est bien sûr réunir des notices en dictionnaire, distribuées par groupes professionnels ou classées par ordre alphabétique. La vie des personnages présente ainsi une galerie de portraits finis ou d’esquisses dont le but est de répondre à la curiosité des lecteurs qui s’intéressent plus aux individus qu’aux choses.
Les biographies servent aussi à enseigner l’histoire et c’est une méthode d’une utilité incontestable. Prenons par exemple, le personnage que je connais le mieux : Léonce Lagarde auquel on rattache une série d’événements (création d’Obock, de Djibouti), de dates, de particularités dont ce personnage a été le centre (étude du fait colonial à travers son action et comparaison avec d’autres colonies françaises ou de tout autre pays européens voire éthiopien). L’esprit s’intéresse alors tout naturellement et avec prédilection au personnage mis en scène, et suit ses mouvements avec plus d’attention que si l’on l’entraînait dans les généralités d’un cours magistral généralement sans relief ou d’un récit long et compliqué où les noms propres, nécessairement éparpillés, abondent et se noient.
Les biographies servent avant tout de devoir de mémoire. Une biographie nationale existe dans presque tous les pays. Mais attention, un dictionnaire biographique doit rester un travail scientifique car l’histoire ne s’invente pas ! Il ne doit pas être perverti en une oeuvre patriotique mais se doit de rester une oeuvre utile à la science (ici humaine). Ce n’est pas une série d’articulet où l’on distribue bons et mauvais points. Comme pour mon travail sur le recensement des archives de Djibouti présenté lors du colloque international « Histoire et archives de Djibouti et de sa région : projets et enjeux » qui a eu lieu à l’université de Djibouti en avril dernier, le Dictionnaire biographique de Djibouti doit servir de base à toute étude historique future.
Cette étude des biographies locales et coloniales, je l’ai commencée il y a longtemps. J’ai déjà écrit une centaine de biographies plus ou moins longues que je garde pour l’instant dans mon ordinateur.
Quelques-unes sortiront cette année dans les deux ouvrages : Lagarde l’Éthiopien (1860-1936) qui est une biographie du premier administrateur de Djibouti et Le Blocus de Djibouti : chronique d’une guerre décalée (1935-1942). C’est un travail de longue haleine qui portera sur plusieurs années. Travail d’archives pour les biographies coloniales et de terrain pour les biographies locales (travail qu’il faut se hâter d’effectuer car la mémoire humaine n’est pas des archives de papiers !). Mais ce n’est pas un travail pour un homme seul et il se doit d’être piloté par un comité international qui doit l’animer ce qui est souvent le plus difficile. Voici encore un beau projet pour se rencontrer tous à Djibouti !