Human Village - information autrement
 
Big Bang, glasnost et pérestroïka au menu en Éthiopie…
par Mahdi A., juin 2018 (Human Village 33).
 

Abiy Ahmed Ali surprend par son audace, sa jeunesse, les aspirations démocratiques de son peuple qu’il endosse, ses gestes pour réconcilier les Éthiopiens ; les principes de gouvernance et de probité fixés ainsi que son engagement de n’effectuer qu’un seul mandat, et de déplacer la tenue du Conseil des ministres au samedi [1].

Sa stratégie et son activisme tranchent avec le régime précédent, notamment le rythme effréné des réformes pour sortir le pays de la léthargie. Il n’hésite pas à exalter la fibre patriotique et l’amour de la patrie dans ses interventions publiques pour ranimer la flamme de la cohésion nationale.
Ses interventions politiques et ses déplacements sont scrutés à l’étranger. Il porte sur ses épaules bien plus que le rêve éthiopien, mais presque un nouvel espoir pour tout un continent, une sorte de troisième voie où les attentes de la population et son bien être sont les seuls éléments qui comptent. Un projet de société à mille lieux du modèle rwandais très en vogue chez les dirigeants du continent et d’ailleurs, alors qu’il s’apparente - sous le vernis - en de nombreux points au régime totalitaire et sanguinaire de la République populaire du Kampuchéa…
Le moins que l’on puisse dire c’est que la personnalité et l’action politique d’Abiy Ahmed Ali interpellent au-delà des frontières du lion d’Abyssinie.

Traitement de choc pour sortir du coma
Ce qui surprend le plus dans son action c’est le rythme effréné des réformes tous azimuts. Qu’est ce qui explique une telle énergie ? Il sait qu’il n’a pas le droit à l’erreur et que le temps presse, puisque le système économique porte en lui les germes des maux actuels de l’Éthiopie. Il ne peut décevoir. Il n’y a pas de plan B en cas d’échec, l’explosion du géant Éthiopie ne serait plus inéluctable. C’est la raison pour laquelle il met méthodiquement en musique les promesses de son discours de politique générale. Il soumet le pays à un traitement de choc pour faire émerger un monde nouveau. Faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait, voilà un principe que Abiy vient de mettre en application. Il a tiré des leçons de l’inertie qui a marqué le mandat d’Hailemariam Desalegn - qui était pieds et mains liés par la collégialité des décisions au sein de la coalition majoritaire -, et décidé de faire l’exact inverse. Il ne compte pas se laisser guider sa feuille de route par les apparatchiks du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), et encore moins par ceux du TPLF. D’ailleurs ces derniers ne sont pas loin de penser avoir fait entrer le loup dans la bergerie. Ils doivent probablement s’en mordre les doigts mais c’est sans retour en arrière possible.
La reprise en main de l’armée, dernier bastion du TPLF, avec la nomination du général Seare Mekonen comme nouveau chef d’état major en remplacement du puissant et supposé indéboulonnable général Samora Muhammad Yunis, est en soit une révolution et indique pour ceux qui en douteraient encore que le vent a tourné.
Le pouvoir a basculé en Éthiopie, même si le nouveau chef d’état major reste d’origine tigréenne. Ses deux chefs d’état major adjoints, les généraux Amhara Adem Mohammed et Berhanu Jula Gélelcha, oromo, auront pour principale tâche de s’assurer que la fidélité de l’armée aille au gouvernement [2].
Un cap a été fixé pour répondre aux aspirations démocratiques et, avec l’aide de ses colistiers de la Lemma Megersa Team, il le maintiendra. Comment mieux expliquer cette ligne politique qu’en la comparant à un coup de pied dans la fourmilière… Libération des prisonniers politiques, liberté de la presse et d’opinion, rétablissement de l’internet dans les régions, pourparlers avec des mouvements armés de l’opposition, instauration d’une instance de dialogue pour modifier les conditions d’enregistrement des partis politiques, le système électoral, ou bien la réforme du Parlement qui implique une révision de la constitution, la suppression de l’état d’urgence, l’ouverture partielle de pans entiers de l’économie au privé, la lutte contre la corruption et le transfert illégal de devises, volonté d’établir une relation pacifiée avec le voisin érythréen. L’ouverture annoncée d’une base navale militaire, alors que le pays ne possède pas de façade maritime, laisse tout de même perplexe [3].

Main tendue à l’Érythrée
Encore impensable il y a deux mois, voilà qu’Abiy confirme son offre du 2 avril, lorsqu’il proposait à l’Érythrée de repartir à zéro et d’aplanir le différend territorial. Un communiqué de l’instance dirigeante de l’EPRDF, les 36 membres du bureau politique, en date du mardi 5 juin, repris par le média public éthiopien Fana Broadcasting (FBC) donne un peu plus d’éléments sur l’offre de rétrocession des territoires contestés dont Badme que l’Éthiopie s’apprête à évacuer sans condition préalable afin de régler définitivement ce contentieux vieux jour pour jour de presque vingt longues années.

« L’Éthiopie a accepté de mettre en œuvre l’Accord d’Alger et les décisions de la Commission de délimitation de la région Éthiopie-Érythrée. La décision a été prise aujourd’hui par le Comité exécutif du parti au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF). Après avoir examiné la situation actuelle en Éthiopie et en Érythrée, le Comité a décidé de mettre fin au différend entre l’Éthiopie et l’Érythrée et a souligné la nécessité de maintenir la paix entre les peuples des deux pays » relate la Fana Broadcasting [4].

Abiy Ahmed Ali consent à restituer la ville de Badme, conformément à la décision rendue le 13 avril 2002 par la Cour d’arbitrage international de la Haye, pour rétablir des liens d’amitié et de voisinage cordiaux avec son meilleur ennemi, l’Érythrée. L’Éthiopie avait refusé de reconnaître cette décision et continué d’occuper le terrain illégalement, contrevenant à l’accord signé trois mois après le cessez le feu du 18 septembre 2000 entre les deux armées, le 12 décembre 2000 à Alger, entre le premier ministre éthiopien, Meles Zenawi et le président érythréen, Issaias Afeworki. Il prévoyait que les belligérants se soumettraient à une décision de La Haye pour arbitrer le litige frontalier entre les deux pays. L’ affrontement de presque deux années, entre mai 1998 et le 18 septembre 2000, causa la mort tragique de pas loin de cent mille personnes et provoqua plus d’un million de déplacés. Ce que propose Abiy Ahmed Ali est de revenir à la primauté du droit, si cela peut ramener la paix et la prospérité dans les deux pays. Cette décision va avoir des répercussions multiformes sur l’environnement régionale, Djibouti compris. Mais à quel point ? C’est une question qui mérite d’être posée très sérieusement.

Donald Yamamoto, sous secrétaire d’État adjoint américain aux affaires africaines, est partie prenante de ces efforts de conciliation. C’est dans le cadre de cette médiation qu’il s’est rendu en Érythrée du 22 au 24 avril dernier. Puis à Djibouti, Donald Yamamoto rencontrait le lendemain, le 25 avril 2018, le chef de l’État djiboutien dans le cadre du forum Djibouti/États-Unis. Il ferait sens que le différend frontalier avec l’Érythrée ait alors été abordé ; et ce d’autant plus que le secrétaire d’État adjoint et le ministre éthiopien des affaires étrangères, Workneh Gebeyehu ont ensuite échangé à Addis Abeba le mercredi 27 avril. On peut penser que M. Yamamoto a fait part aux dirigeants des conditions, voire des réserves, de l’Érythrée à la proposition globale avancée pour instaurer une pax americana régionale… En dépit de l’illégalité de l’occupation de Badme par l’Éthiopie, l’Érythrée, isolée au niveau international, n’était jamais parvenu à faire entendre sa cause aux Nations-unies, ce qui contraint le pays à maintenir d’importantes forces militaires le long des plus de 1000 kilomètres de frontières communes. Finalement, cette négociation pourrait non seulement lui permettre de récupérer le territoire contesté, mais surtout lui offrir la possibilité de sortir le pays de son isolement, de s’ouvrir enfin au reste du monde et de faire repartir son économie. Cerise sur le gâteau, on peut imaginer que le package proposé par Donald Yamamoto à Issaias Afeworki comprend aussi des engagements d’investissements américains pour redonner des couleurs à une économie atrophiée. En contrepartie de ce retour dans le concert des nations, l’Érythrée devrait consentir à refuser l’installation de bases russes, chinoises voire iraniennes, le long de ses côtes. Et ce d’autant plus que les américains envisageraient l’option d’une emprise militaire navale afin de donner une profondeur stratégique à leur base du camp Lemonnier en mauvaise posture depuis qu’une base chinoise s’est positionné à seulement 11 kilomètres [5]. Si cette analyse était confirmée c’est la géo-politique régionale qui risquerait d’en être profondément bouleversée. L’Érythrée n’aurait rien à envier à Djibouti. D’ailleurs, les Russes, qui disposaient d’une base militaire dans les îles érythréennes des Dahlak, n’étaient pas loin de le penser… L’Érythrée possède 1150 kilomètres de côtes maritimes et près de 350 îles situées à proximité du détroit du Bab-el-Mandeb. Elle contrôle donc, tout autant que Djibouti, les points d’entrée et de sortie de la mer Rouge. Inévitablement, Djibouti perdrait en importance et en influence !

Ce rapprochement avec l’Érythrée est par ailleurs activement soutenu par un élu de la Chambre des représentants des États-Unis d’Amérique, Dana Tyrole Rohrabacher. Cet élu républicain du 48e district de Californie plaide très clairement pour l’établissement d’une coopération militaire. Dans une lettre au secrétaire d’État Michael Pompeo, en date du 26 avril 2018, il l’enjoignait à réviser le niveau de coopération avec le régime d’Issaias Afeworki, rappelant qu’en l’état de la relation en dents de scie avec la Chine, les États-Unis d’Amérique aurait un intérêt stratégique certain à prendre pied en Érythrée. « Je suis favorable à l’amélioration de nos relations avec l’Érythrée, notamment à la reprise de la coopération militaire. […] L’Érythrée est un membre clé de la coalition menée par l’Arabie saoudite et les EAU luttant contre les Houtis soutenus par l’Iran au Yémen. L’Érythrée entretient d’excellentes relations avec Israël, les EAU et l’Égypte. La coopération avec l’Érythrée pour faire face à l’influence croissante de la Chine dans la région, y compris sa nouvelle base militaire à Djibouti et la lutte en cours contre l’islam radical, a du sens. […] Je vous exhorte, vous et votre administration, à rétablir les relations diplomatiques avec l’Érythrée, de lever les sanctions et d’entamer un dialogue sur la coopération stratégique qui profiterait aux deux pays et à nos alliés dans la région de la mer Rouge » [6]. Il semblerait qu’il ne soit pas loin de voir son voeu exaucé...

« La décision pourrait améliorer les relations entre les deux pays. […] Maintenant, nous devions mettre fin à cette souffrance et revenir pleinement à la paix. L’état d’urgence avait été levé à la suite des mesures de stabilisation entrepris ces deux derniers mois. La paix est nécessaire non seulement pour l’Éthiopie mais aussi pour la région. L’Éthiopie a la responsabilité de veiller à sa préservation aussi bien dans la région que sur le continent. Tout le monde devrait comprendre que l’Éthiopie à la responsabilité de faire ce premier pas. L’Éthiopie et l’Érythrée n’ont rien gagné de leurs relations passées tendues, nous devrions nous concentrer sur la renaissance de l’Éthiopie et nous détourner de tout ce qui nous éloignent de la paix ou qui nous divise » [7], a justifié le Premier ministre à propos de sa décision concernant Badme, le lendemain de cette importante annonce, lors de son intervention en conclusion de la quatrième conférence nationale contre la corruption, le 6 juin.

Restructuration de l’économie, virage libérateur de potentialités
L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed Ali suscite de grands espoirs dans le domaine politique comme dans le domaine économique. L’adoption d’une nouvelle stratégie pour transformer en profondeur l’économie a été également annoncée dans la même réunion du 5 juin par le bureau politique de l’EPRDF.
Même s’il bénéficie d’un a priori favorable, Abiy va vite. Il sait que les attentes sont immenses c’est la raison pour laquelle il a le pied sur l’accélérateur et ne compte pas le lever. Il doit relever des défis considérables, comme le poids social d’un chômage massif des jeunes, une crise des devises qui impacte les approvisionnements indispensables, une politique d’industrialisation qui n’arrive pas à prendre son envol… Le pays va compter deux cent millions d’habitants dans moins de vingt ans. Le marché de l’emploi voit ses rangs grossir de 1,7 millions de travailleurs chaque année. En 2040, ils passeront à 3,2 millions. Pour y répondre le Premier ministre veut sortir de manière maitrisée d’une économie étatique et administrée en perte de vitesse. Pour financer la transformation de l’économie et éviter les pénuries faute de devises, l’Éthiopie n’a pas d’autre choix que d’ouvrir son économie.

« Le mouvement vise à accroître le rôle constructif de la diaspora éthiopienne ainsi que les investisseurs locaux et étrangers potentiels dans l’économie à la croissance rapide de l’Éthiopie.
En conséquence il a été décidé d’étendre la propriété mixte ou la privatisation complète des entreprises publiques telles que les projets ferroviaires, les projets de développement du sucre, les parcs industriels, les hôtels et d’autres industries manufacturières.
Le comité a également donné des instructions pour privatiser Ethio-télécom, Ethiopian Airlines, les projets de productions d’électricité, l’Ethiopian Shipping and Logistics service Entreprise (ESL), avec une participation majoritaire du gouvernement », rapporte la FBC [8].

Cette annonce inattendue est spectaculaire du fait qu’elle implique la fin des monopoles dans des secteurs clés de l’économie. Cette mesure met aussi en lumière la conjoncture difficile, avec le manque drastique de devises, qui impacte l’économie et la croissance éthiopienne. Ces cessions partielles de participation dans les « bijoux de famille » permettront d’engranger des capitaux étrangers dans des activités qui nécessitent de lourds investissements comme le barrage de la Renaissance. Enfin, au delà des rentrées de devises immédiates dans les caisses du Trésor éthiopiens, Abiy Ahmed Ali espère aussi tirer profit de transfert de technologies, et la transmission d’’un savoir faire professionnel, ou l’apport de capital qui va desserrer la contrainte des achats d’intrants pour les productions destinées à l’exportation.
Il ne fait pas de doute que l’ouverture d’un marché de plus 100 millions d’habitants va attirer de grands groupes continentaux, voire mondiaux, intéressés par le processus de privatisation, ou la possibilité de produire à faible coûts de main d’œuvre… Reste à savoir comment ces investisseurs pourront sortir leurs profits d’Éthiopie, avec un secteur bancaire sous monopole public où le marché noir capte l’essentiel des devises du pays.

Des hypothèques devront être levés comme la définition d’un cadre juridique de la propriété, l’absence de convertibilité de la monnaie, les règles floues de valorisation des actifs pour les joint-ventures, les risques sociaux, politiques, et géopolitiques, comme les risques d’affrontements avec l’Égypte, Soudan ou encore l’Érythrée…
Une telle énergie réformatrice finit aussi par donner le tournis. Cette frénésie commence à inquiéter jusqu’aux pays limitrophes qui ne comprennent plus vraiment quelle puce a piqué le mammouth éthiopien… La ligne politique aussi bien nationale qu’internationale manque de clarté et commence à susciter quelques appréhensions. La population éthiopienne attend des résultats, c’est essentiellement sur la question de l’emploi que le gouvernement sera jugé. Pour Abiy Ahmed Ali, il s’agit de profiter de l’élan populaire suscité par sa prise de fonction pour engager un train de réformes laissant entrevoir un horizon d’espoir, suffisant pour empêcher tout retour en arrière...

Mahdi A.


[2« Ethiopia names new Army Chief of Staff », Ethiopia Observer, 7 juillet 2018.

[6Lettre de l’élu à la Chambre des représentants du 48e district de Californie Rohrabacher au secrétaire d’État Pompeo, 26 avril 2018, PDF en ligne.

[7« EPRDF’s decision improves Ethio-Eritrea relations, says Premier », Fana Broadcasting, 6 juin 2018.

[8« Ethiopia to liberalize economy partially », Fana Broadcasting, 5 juin 2018

 
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