Human Village - information autrement
 
Djibouti suspend les importations de khat éthiopien
par Mahdi A., juin 2022 (Human Village 45).
 

Le 23 juin dernier, une suspension provisoire des importations de khat d’Éthiopie a été annoncée dans un message vidéo sur les réseaux sociaux par Ahmed Hassan, l’un des trois présidents (Barenwako) du syndicat des importateurs de khat dit particuliers. Ce message, bien que largement partagé, était destiné avant tout aux 176 membres du syndicat, répartis en trois groupements, pour les informer des décisions prises avec l’assentiment du gouvernement. Cette position ferme, adoptée à l’unanimité des participants à une réunion tenue l’après-midi du jeudi 23, dont le ministre du Commerce, des membres de la Sogik (144 associés) et des trois syndicats de particuliers. Par la suspension de ce commerce, Djibouti entend marquer ainsi sa réprobation des tentatives éthiopiennes de prendre en main le commerce du khat de bout en bout, et d’augmenter son prix dans notre pays.

Cette décision prudente d’interruption provisoire des achats de khat, est due à la tension que connaît le marché local du khat, perturbé depuis quelques semaines par les difficultés d’approvisionnement rencontrées par les quatre groupements djiboutiens sur le marché éthiopien depuis l’application de nouvelles dispositions réglementaires au 1er juin 2022. Ahmed Hassan déclarait notamment dans son message vidéo que « le gouvernement nous a dit que si l’approvisionnement en khat était insuffisant pour assurer une distribution normale sur l’ensemble des points de ventes comme à l’accoutumée, il n’accepterait pas l’introduction sur le marché de quantités irrégulières et insuffisantes de khat susceptibles de déstabiliser les prix du fait d’une spéculation par la rareté ».

Quelles sont les objectifs de cette nouvelle réglementation ?
Le media éthiopien The Capital rapporte que le gouvernement d’Abiy Ahmed, en quête de devises et de ressources additionnelles, cherche à augmenter les rentrées fiscales des exportations. Après les fruits et légumes, il s’intéresserait aux exportations de khat afin d’en obtenir une importante rentrée de devises. Le gouvernement éthiopien veut, comme pour le marché du café, restructurer totalement l’activité du khat afin d’assurer à l’État fédéral un meilleur contrôle des circuits de distribution pour mieux lutter contre la contrebande qui « cause de graves dommages à l’économie du pays ».
Il s’agit d’une vaste réforme de ce secteur, qui représente près de 25% des exportations agricoles et 11 % des recettes totales d’exportations en 2020 (402,5 millions de dollars sur 3,6 milliards de dollars). Si elle était menée à son terme, elle pourrait permettre d’augmenter fortement les recettes du prochain exercice budgétaire. Le gouvernement en escompte pas loin de 413 millions de dollars pour l’exportation de 44 000 tonnes. Sans doute l’ambition est grande, sauf que pour l’heure « c’est un peu plus de la moitié de cet objectif qui a été atteint au cours des dix premiers mois de l’année » [1], à savoir 280 millions de dollars.

« Lors de sa comparution devant le Parlement pour présenter le bilan de ses huit mois d’activité, Gebremeskel Chala, ministre du commerce et de l’intégration régionale, a déclaré que le ministère, en collaboration avec les organes gouvernementaux concernés, s’efforçait d’améliorer le commerce et les recettes d’exportation du khat. Il a expliqué que les changements introduits dans l’année budgétaire améliorent les affaires du secteur.
Selon le ministre, la directive sur le commerce du khat est en vigueur depuis environ 41 ans sans aucun changement. Il a déclaré que cela a fait que les commerçants de feuilles stimulantes n’ont pas atteint le plein bénéfice de l’exportation, ce qui réduit par conséquent les recettes que le pays est censé obtenir de l’exportation.
“Depuis lors, des experts se sont réunis dans différents bureaux afin d’identifier le problème à partir des diverses études, en tirant parti des lacunes identifiées, et la nouvelle directive commerciale a été élaborée pour stimuler le commerce du khat”, a-t-il déclaré. » [2].
Pour Gebremeskel Chala, cette réforme du marché du khat vise plusieurs objectifs : accroître les ressources fiscales en augmentant les prix à l’exportation, mieux contrôler la production, lutter plus efficacement contre la contrebande et optimiser les recettes en devises. Enfin cette réforme aurait un caractère social, puisqu’elle viserait à mieux redistribuer les ressources tirées de l’exportation au profit des agriculteurs en réduisant le réseau de distribution à quatre lieux de regroupement. Les feuilles seraient conditionnées, pesées, emballées et tarifées selon leur qualité, le poids et le pays d’exportation. Concrètement c’est un coup d’arrêt au travail des milliers d’intermédiaires qui gravitent autour de cette activité en Éthiopie et qui font vivre leur famille en convoyant le khat, en le sélectionnant ou en le négociant. Les importateurs disposent en Éthiopie de représentants et d’agents qui se chargent de superviser le conditionnement et veillent à la qualité du produit.

« Selon M. Gebremeskel, comme d’autres produits d’exportation, le khat est touché par la contrebande : “En raison de l’insuffisance de l’offre et de l’augmentation de la contrebande, le gouvernement, en collaboration avec les parties prenantes, s’efforce de contrôler l’activité illégale et d’améliorer les bénéfices du commerce extérieur du secteur.”
De même, la région d’Oromia a également lancé une initiative visant à faire bénéficier les cultivateurs de khat plutôt que les intermédiaires.
Récemment, Shimelis Abdisa, président de la région d’Oromia, a déclaré à Capital que la région mettait en place quatre centres de commerce de khat afin de moderniser le commerce de la plante stimulante.
Il a déclaré que la région, qui est la principale source d’exportation de khat, travaille également de manière agressive pour changer le marché et la productivité de la plante stimulante, “Nous accordons la même attention au khat qu’au secteur du café”, a précisé Shimelis.
“Nous nous efforçons d’améliorer le marché du khat qui a été pris en main par les intermédiaires, ce qui leur permet de faire des profits au détriment des producteurs réels de la feuille” explique-t-il, ajoutant : “Nous nous efforçons de repousser les acteurs illégaux au profit des agriculteurs.”
Pour améliorer le marché du khat, des centres commerciaux se développent à Awoday, qui est le seul centre établi de longue date pour l’exportation du khat. De même, Bedessa, Addis Abeba et Dire Dawa sont des centres commerciaux.
Les installations commerciales disposent d’une zone de stockage standard, d’un centre d’emballage et d’autres installations dans le but de maintenir la qualité des exportations.
La productivité est également le moyen de développer la production et l’exportation.
Selon M. Shimelis, le pays génère d’énormes quantités de devises fortes grâce au khat. » [3].

Ambition affichée de mieux rémunérer les exploitants agricoles : qui sont les producteurs et les intermédiaires ?
Si l’on se fie aux travaux de Céline Lesourd, anthropologue au CNRS, on distingue principalement deux communautés au cœur de ce métier : les producteurs principalement Oromo, et ceux que désigne Shimelis Abdisa, président de la région d’Oromia, les intermédiaires somalis. « Enfin une claire distribution des rôles s’établit entre d’une part les Hararis et Oromos qui dominent la culture et le commerce local de la feuille et, d’autre part, les Somalis qui profitent de leurs réseaux claniques transnationaux et de l’ampleur prise par leur diaspora pour dominer le secteur de l’exportation. [4] ».
Selon la chercheuse, cette activité bénéficie à une flopée d’intervenants en Éthiopie. « Le marché local du khat se caractérise par une organisation assez simple, largement étudiée, que je réarticulerai ici autour de ses piliers principaux : producteurs, intermédiaires, commerçant(e)s. Ce triptyque se retrouve sur tous les marchés de khat […].
Les paysans fournissent principalement ce centre en suivant des stratégies différenciées : d’abord réserver le meilleur khat pour le vendre aux intermédiaires spécialisés dans l’exportation ; puis proposer les branches de qualité moyenne à des commerçantes ou des intermédiaires pour la distribution locale, et enfin se garder le khat de qualité médiocres pour leur consommation personnelle. […]
Qu’ils soient spécialistes de la médiation pour la filière locale ou internationale, la fonction de courtier est perçue unanimement comme la plus rentable et l’amphisbène suscite les doutes de part et d’autre de la filière : les paysans pensent qu’il n’offre jamais assez pour en garder dans les poches… les commerçantes pensent qu’il vend toujours plus cher pour s’en mettre plein les poches. […].
Mais cette filière se pare d’autant plus d’un habit démocratique qu’elle ne peut être monopolisée par une poignée d’acteurs dominants : contrairement au café – qualifié de secteur “aristocratique” ou une poignée de négociants concentrent le business -, le khat, lui, parce qu’il doit être cultivé par de nombreux paysans (compte tenu des petites parcelles), puis cueilli, vu, examiné, palpé, senti, touché, goûté pour s’assurer de sa fraicheur et de sa qualité dans des délais extrêmement courts, en appelle, inévitablement, a une myriade d’acteurs, donc d’emplois et de revenus dilués. L’argent est largement ventilé auprès d’une farandole de mains vertes. »

Le gouvernement éthiopien veut faire table rase et instaurer une nouvelle façon de faire du commerce, n’hésitant pas à révoquer 830 licences d’exportation en mai dernier, déréglant totalement le marché du khat. L’objectif est de centraliser les expéditions au niveau d’un guichet unique étatique. Pour ce faire, il doit tordre le cou aux activités des intermédiaires. Les importateurs djiboutiens perdraient le contrôle sur l’achat de leur produit, et donc sa qualité, sans compter la hausse du prix, qui pourrait passer de 8 à 12 dollars le kilo selon les informations recueillies.
Pour comprendre le chamboulement, Mohamed Omar, manutentionnaire dans une salle de préparation de khat à Awaday, que nous avions interrogé en 2010, expliquait son rôle dans la mécanique bien huilée du commerce du khat destiné à l’exportation. « Pour confectionner nos paquets aux tailles et poids en vigueur en République de Djibouti, nous prenons plusieurs grosses bottes que nous ouvrons afin de les mélanger les unes aux autres. Vous comprendrez que le khat n’est pas un produit qui est fabriqué à la chaîne, il est imparfait c’est-à-dire qu’on trouve dans un même lot différentes qualités. Notre rôle ici est de reconstituer de nouvelles bottes qui correspondent au besoin du marché djiboutien. Par ailleurs nous veillons à ce que ces nouveaux paquets soient homogènes : pour ce faire nous les sélectionnons presque tige par tige pour former un lot standard que nous pesons malgré tout pour ne pas faire d’erreur dans la composition du poids du bouquet. […] Par exemple, mon patron achète le produit brut le soir aux nombreux vendeurs intermédiaires ambulants qui se déplacent de dépôt en dépôt, ce qui souvent ralentissait le rythme de travail puisque les prix d’achats sont débattus et que l’on perd un temps précieux au cours de ces marchandages que nous observons les bras croisés. Vous aurez compris que nous n’achetons pas exclusivement à un seul producteur. Nous achetons toujours une quantité à l’un et à l’autre des propriétaires, parmi les milliers de plantations qui entourent la région d’Awaday. Il faut savoir que chacun de nos clients à Djibouti recherche une qualité spécifique pour ses habitués. Prenez par exemple le khat vendu à Djibouti, d’une table à l’autre la qualité, la couleur, et le goût de la botte diffèrent. Bref je peux vous assurer que nous sommes tous heureux que le khat ne vienne plus par avion, maintenant au plus tard à 5 heures du matin nous sommes chez nous. C’est un réel bonheur… Notre travail s’arrête lorsque nous avons mis les paquets de khat dans de grands ballots blancs dans lesquels nous incorporons de la paille humide et fraîche afin de favoriser le transport du khat par la route tout en préservant la fraîcheur de la plante. Tous ces ballots sont cousus solidement. Sur chacune d’entre eux nous inscrivons le nom du propriétaire puisqu’il est important que sitôt arrivés à Djibouti on puisse rapidement distinguer le propriétaire de chaque ballot. »

Le gouvernement éthiopien proclame - sans préavis ni concertation - que « dans le cadre de ses efforts pour résoudre ce problème dès le départ, il a achevé la préparation d’un service d’enregistrement à guichet unique pour délivrer les licences d’exportation. Il a appelé les exportateurs de khat à venir enregistrer leurs documents d’exportation, y compris les contrats commerciaux, et à vérifier leur légitimité auprès du ministère avant de recevoir les autorisations d’exportation des banques. […]
La déclaration du ministère décrit la propagation des activités illégales dans le secteur de l’exportation du khat comme un “fléau” qui oblige l’Éthiopie à perdre “ses recettes en devises. Il a également dénoncé le fait que les ressources de l’Éthiopie étaient acheminées vers les pays voisins, causant ainsi de graves dommages à l’économie du pays.” […]
Le ministère a déclaré avoir pris des mesures pour retirer les 830 licences commerciales des exportateurs de khat. Ces mesures visent notamment les commerçants qui ont exporté le produit sans renouveler leur licence commerciale et ceux qui ont utilisé leur licence pour d’autres activités illégales » [5].

Les nouvelles dispositions éthiopiennes ne font pas des mécontents qu’à Djibouti. Les importateurs du Somaliland, réunis le 26 juin, dénoncent aussi dans une vidéo [6] les nouvelles mesures, dont le doublement du prix du khat passant de 5 à 10 dollars le kilo [7]. Leur porte-parole, Hassan Farah Warara, dit Hassan Faruur, affirmait que la Somaliland se tournerait à partir du 6 juillet vers le Yémen et le Kenya pour ses importations de khat. Un premier chargement de khat en provenance du Yémen est arrivé par avion le lendemain à Hargueisa.
Le gouvernement éthiopien va aussi devoir affronter un autre front. Le marché de Mogadiscio risque de se restreindre considérablement, puisque depuis l’investiture le 10 juin dernier du nouveau président somalien, Hassan Cheick Mohamoud, le président kenyan Uhuru Kenyatta aurait obtenu la levée prochaine de l’embargo sur le khat kenyan imposé par l’ancien président Mohamed Abdullahi Mohamed dit Farmaajo depuis presque deux ans. L’Éthiopie pouvait se frotter les mains, et elle a largement profité de cette aubaine commerciale, compensant les 160 000 dollars américains d’importation quotidienne de la variété kenyanne de khat dont les Somaliens sont très friands. Cette réouverture du commerce du khat kenyan en Somalie risque de porter un rude coup aux recettes éthiopiennes de près de 48 millions de dollars [8].
Bien que le nouveau président du parlement somalien, Cheick Adan Mohamed Nur, ait déclaré le 21 juin que la levée de l’embargo devrait être débattue au Parlement [9], estimant que le boycott du khat kenyan avait été décidé en réaction à des actions considérées comme inamicales, et qu’il était important de savoir avant de reprendre les liens commerciaux avec Nairobi si ce pays avait rompu définitivement avec ce qui lui était reproché. Les réserves émises par Cheick Adan Mohamed Nur peuvent paraitre pertinentes, elles ne devraient pas entraver l’ambition du président Hassan Cheik Mohamoud de construire une nouvelle relation entre Mogadiscio et Nairobi. Au-delà, on peut raisonnablement penser qu’il ne déplairait pas au nouveau pouvoir de Mogadiscio de sanctionner ainsi indirectement le Premier ministre Abiy Ahmed pour son soutien affiché à la réélection du président Farmaajo à la dernière présidentielle en Somalie et la grande proximité entre les deux leaders.

Au moment où nous publions ces quelques lignes, nous apprenons qu’une réunion de concertation s’est déroulée hier, mercredi 29 juin, au ministère du Commerce, décidant de lever le pied sur le boycott du khat éthiopien, les dispositions antérieures resteraient en place pour le commerce de cette « puissante » plante. La question reste pendante : jusqu’à quand l’Éthiopie va-t-elle mettre sa réforme sous cloche ? A-t-elle décidé de l’enterrer définitivement devant la levée de boucliers ?

Mahdi A.


[1« Somalia khat exports see threshold price doubled to $10 a kilo », Addis Fortune, 9 avril 2022.

[2« Khat gets a stimulating change in directive », Capital Ethiopia, 11 avril 2022.

[3Idem.

[4Céline Lesourd, Puissance khat. Vie politique d’une plante stimulante, Paris, PUF, 2019, 384 p.

[6Voir la vidéo sur YouTube.

[7« Somalia khat exports… », Addis Fortune, art. cit.

[9Voir sa déclaration sur YouTube.

 
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