Cet article porte sur le peuplement des périphéries urbaines de la ville de Djibouti. Il est basé sur une série d’enquêtes réalisées en 1996 et 1997 dans le cadre de recherches doctorales.
Identification des immigrants et contexte migratoire général
Depuis sa création en 1977, la République de Djibouti connaît une sédentarisation massive de populations pastorales en provenance de toute la région.
D’après les enquêtes menées sur place auprès d’un échantillon représentatif de 200 personnes, les immigrants qui affluent dans la ville de Djibouti sont en grande partie originaires de l’intérieur du pays (district de Djibouti, d’Ali-Sabieh, de Dikhil, d’Obock et de Tadjourah : 57 %) et plus précisément du sud. Cependant, près d’un tiers est arrivé d’Ethiopie (32 %).
Si l’on considère les 43 % d’immigrants originaires du sud de la République de Djibouti (districts de Djibouti et d’Ali-Sabieh) et les 32 % originaires de l’Éthiopie (nord de l’Ogaden), nous pouvons en conclure que les candidats à la ville sont en grande majorité des Somalis et plus précisément des Somalis-Issas qui habitent cette partie du pays.
Pour ce qui est des contextes naturels, politiques et économiques de ces flux migratoires, depuis sa création, la ville de Djibouti n’a eu de cesse d’attirer tous les demandeurs d’emploi de la région.
Les facteurs objectifs de l’immigration à Djibouti-ville
La sédentarisation massive des pasteurs somalis commence au début des années 1970. Leur genre de vie traditionnel périclitait depuis une dizaine d’années, sous les effets conjugués d’une sécheresse généralisée et d’un effritement social, lorsque eut lieu (1974) la révolution marxiste en Éthiopie, suivie de près par la guerre de l’Ogaden (1977).
Les facteurs subjectifs
D’après les enquêtes menées sur place, la désagrégation de la cellule familiale est la première cause évoquée par les immigrants pour expliquer leur départ. 27% des personnes interrogées affirment avoir quitté leur région d’origine parce qu’elles n’y trouvaient plus la solidarité nécessaire à leur maintien sur place en période de crise notamment.
La motivation économique, c’est-à-dire l’espoir de trouver du travail dans la ville de Djibouti, arrive en deuxième position avec 21,5 % des personnes interrogées. Ces personnes sont venues dans l’espoir de tirer profit des potentialités économiques offertes par la ville de Djibouti et le milieu urbain en général.
Les populations qui ont afflué dans la ville de Djibouti entre 1970 et 1995 sont généralement :
– des pasteurs sinistrés par la sécheresse, en provenance de l’intérieur du pays comme des pays voisins (Érythrée, Éthiopie, Somalie) ;
– des pasteurs dont les parcours ont été transformés en zones de combat par la guerre de l’Ogaden ;
– des citadins en provenance des nombreux villages-gares qui jalonnent la ligne de chemin de fer Djibouti-Addis Abéba ;
– des réfugiés politiques éthiopiens ou somaliens.
L’insertion urbaine
Ainsi la première étape de l’insertion urbaine dans la ville de Djibouti des immigrants est l’hébergement. Ce n’est qu’une fois en possession d’informations suffisantes sur les procédures d’acquisition foncière et les possibilités de logement dans la ville de Djibouti que les candidats à la vie urbaine empruntent un itinéraire qui va les mener de la partie basse de la ville (Quartier 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 7bis) vers les banlieues-bidonvilles de Balbala, Hayabley et P.K.12 où ces populations auront peut-être un jour la chance de bénéficier d’une parcelle avec Permis d’occupation provisoire. En attendant, c’est le squatting généralisé de tout espace libre de construction dans ces mêmes périphéries.
L’insertion spatiale et résidentielle des immigrants dans la ville est un processus long et compliqué. C’est la raison pour laquelle les candidats à la ville ont recours à l’hébergement à leur arrivée pendant un temps plus ou moins long. 48,5 % des personnes interrogées ont été accueillies par un proche parent et 8,5 % par un parent plus éloigné. Compte tenu de la proportion de personnes hébergées, on peut considérer qu’un certain nombre d’immigrants sont venus s’installer en milieu urbain, parce qu’ils y avaient le gîte et le couvert assurés par des membres de leur réseau familial et clanique.
La durée de l’hébergement excède les sept ans pour 27,5 % des personnes concernées et se situe entre quatre et six ans pour 9,5 % d’entre elles, sans compter que 10,5 % sont hébergées au moment de l’enquête. Obtenir une parcelle de façon régulière nécessite beaucoup de temps et d’argent.
Dans les périphéries urbaines de la ville, les immigrants « squattent » tout terrain non bâti, qu’il ait été déjà attribué ou non. C’est de façon illégale qu’ils accèdent donc au sol et l’occupent.
Voici les grands traits qui se dégagent de notre enquête pour ce qui concerne les conditions d’accueil : l’immense majorité des immigrants commence d’abord par être hébergée, donc prise en charge pendant un temps plus ou moins long, avant d’accéder au logement de quelque façon que ce soit. Il y a fixation puis sédentarisation.
L’hébergement est ainsi la première étape du cheminement spatial et résidentiel des candidats à la ville. L’hébergement est un indicateur significatif de l’existence de réseaux sociaux qui s’étendent jusqu’en ville et dont les nœuds ou membres représentent autant de points d’appui pour les immigrants. Il témoigne, compte tenu du nombre de personnes qui y ont recours, des conditions d’accès au logement et au sol urbain, d’autant plus que sa durée est longue. L’hébergement permet de faire l’apprentissage de la vie urbaine. Ce n’est qu’après ce temps d’apprentissage que les candidats à la ville partent à la conquête de l’espace urbain en investissant de façon spontanée des espaces non bâtis.
D’après les discours reconstitués, le projet classique de tout immigrant en milieu urbain est le suivant : bien s’ancrer en ville en s’appropriant une parcelle de terrain, puis en essayant d’obtenir sa régularisation par les autorités concernées (23 % des réponses), ce qui prouve l’importance de l’accès au sol dans l’insertion urbaine, mais aussi dans l’existence humaine. Cependant, 23 % des immigrants n’ont pas de projet précis et semblent perdus.
Une fois établis en milieu urbain, les immigrants cherchent à pérenniser leurs occupations. Le projet qui arrive en deuxième position est l’insertion économique ou l’exercice d’une activité quelconque (15 %) pour assurer sa survie et celle des siens. L’amélioration du cadre de vie ou quartier arrive en troisième position. Il semble aussi important que les projets très personnels que les uns et les autres peuvent avoir. Il ne suffit pas d’être installé en milieu urbain pour s’y sentir bien, encore faut-il l’être dans un quartier bien équipé.
La prise de possession de Balbala
Les immigrants qui investissent les périphéries urbaines de Djibouti n’ont pas du tout l’impression d’être des « squatters » de l’espace urbain. Selon leur propre conception, ils ne font qu’exercer le « droit » d’usage historique qu’ils détiennent, selon leur droit coutumier, sur le sol djiboutien puisque la capitale djiboutienne a vu le jour sur leur territoire traditionnel. C’est donc une argumentation identitaire qu’ils tiennent lorsqu’ils réclament la reconnaissance et la régularisation de leurs occupations.
Les pasteurs somalis-issas territorialisent individuellement les périphéries de la capitale djiboutienne dans la mesure où ils y bâtissent des logements, territoires « primaires » à l’intérieur desquels ils jouissent d’une certaine sécurité et d’une certaine intimité. Ils tentent de les territorialiser aussi collectivement en les enserrant dans des réseaux spécifiquement urbains et dont le but est la transformation, l’organisation et l’amélioration de l’espace de vie commun que sont les quartiers d’habitation.
Dans les cas de migrations qui sont à l’origine de cet article, les immigrants font preuve d’une capacité considérable d’adaptation et de socialisation de leurs nouveaux lieux de vie. Les espaces d’immigration remplacent les espaces de vie traditionnels, même si les territoires lignagers, principaux lieux d’appartenance au territoire, demeurent en tant que patrimoine communautaire.
Dans les stratégies mises en place par les immigrants pour s’approprier l’espace urbain, le territorialiser, le structurer et l’investir de sens, tradition et modernité se mêlent pour faire aboutir les projets de vie. Cette double territorialité spécifique à la société Somali-Issa explique la facilité avec laquelle ses membres se sont fondus dans la culture urbaine et insérés en ville.
L’utilisation de l’espace urbain est restée la même : identification et utilisation des lieux en fonction des potentialités qu’ils renferment : opportunités d’emploi, entretien de son capital relationnel, etc. Cette pratique spatiale spécifique et l’utilisation qui est faite de la ville tracent un objet géographique net et montre la spécificité des Somalis-Issas dans le monde nomade et l’originalité de leur rapport à l’espace urbain.
Amina Saïd Chiré , maîtresse de conférence en géographie à l’université de Djibouti