Human Village - information autrement
 
Grave pénurie de carburant en Éthiopie
par Mahdi A., août 2024 (Human Village 52).
 

On la constate aux longues files d’attente qui se forment devant les stations services dès que le bruit circule qu’elles vont être approvisionnée prochainement. Les conducteurs se positionnent rapidement afin de bénéficier d’une distribution de carburant.
Face à ce constat, nous avons interrogé la semaine dernière à Dire Dawa un jeune conducteur de bajaj (taxi local) à propos de ces difficultés d’approvisionnement : « Avant tout, je dois dire que la concurrence est très rude dans ce métier, d’autant plus, qu’il y a 17 000 bajaj en activité à Dire Dawa. Pour exercer ce métier on doit s’acquitter d’une licence professionnelle annuelle taxi qui s’élève à 2000 birrs, mais également de deux autres taxes annuelles, l’une régionale autour de 500 birrs, et une seconde fédérale qui varie entre 4800 et 5000 birrs. La vie devient de plus en plus chère, de plus en plus difficile. Par exemple, sous Meles Zenawi ou Haile Mariam Dessalegn, on pouvait acquérir un bajaj à 90 000, voire 100 000 birrs. Aujourd’hui, impossible de s’en procurer à moins de 350 000 birrs. Tout devient exorbitant ! Il y a un peu plus de deux ans, le litre d’essence pour mon bajaj coûtait 28 birrs. Depuis, l’État a supprimé les subventions sur les carburants. Actuellement, le litre est un peu en dessous de 100 birrs le litre, et même à ce prix, il est très difficile de s’en procurer dans les 70 stations services de Dire Dawa. Chacune n’est approvisionnée qu’une fois par semaine, à tour de rôle, par rotation. C’est pourquoi il faut guetter l’information afin de savoir lesquelles seront livrées chaque jour. Je dois avouer que je m’approvisionne le plus souvent au marché noir, où le litre me revient à 150 birrs. L’essence se faisant rare, cela a favorisé l’essor d’un vaste marché de contrebande, un marché parallèle où l’on peut s’en procurer sans limite mais à un prix élevé, dans des endroits plus ou moins cachés. Dans les stations service, les bajaj qui ont un réservoir de huit litres, ne peuvent en prendre plus afin de pouvoir satisfaire équitablement le plus de clients possible. Cependant, il est toujours possible de s’arranger avec le pompiste qui, contre deux ou trois cents birrs de pourboire, remplit discrètement un ou deux bidons jaunes de 25 litres au prix normal, qui reste ainsi plus compétitif que le marché illégal. Pour moi, me procurer du carburant est une nécessité. Sans carburant, je ne peux pas travailler pour nourrir mon foyer, ni m’acquitter des 300 birrs du loyer quotidien que je paye en fin de soirée au propriétaire du véhicule que j’utilise. »

Comment le gouvernement éthiopien explique-t-il ces pénuries ?
Comme nous l’apprend Addis Fortune, le 13 juillet 2024, le gouvernement a annoncé une nouvelle hausse du prix des carburants. Cet ajustement des prix à la pompe serait justifiée d’abord par la montée des cours du pétrole sur le marché mondial, du fait des tensions géopolitiques et de leurs impacts sur le marché pétrolier. L’autre raison invoquée est les défaillances logistiques du port pétrolier de Djibouti.
« Les automobilistes devront faire face à des coûts plus élevés à la pompe après que le ministère du commerce et de l’intégration régionale a annoncé des ajustements des prix des carburants. Les changements, entrés en vigueur la semaine dernière, reflètent l’augmentation des prix des carburants au niveau mondial, selon les autorités. Le prix du benzène a augmenté de quatre birrs pour atteindre 82,6 birrs pour un litre. Le prix du diesel a également augmenté du même montant pour atteindre 83,74 birrs le litre, tandis que le kérosène et le fuel sont vendus à 83,74 et 70,83 Br le litre. Il s’agit d’un ajustement des prix sur sept mois. Cependant, cette nouvelle intervient dans un contexte de récentes pénuries de carburant en Éthiopie, causées par de multiples facteurs, notamment des défaillances techniques et des inondations au terminal de Djibouti. L’Éthiopie dépend fortement des importations pour répondre à ses besoins en carburant, dépensant environ 3,89 milliards de dollars pour importer 2,4 millions de tonnes de carburant via le terminal de Djibouti. Un incendie survenu dans ce terminal il y a cinq mois a également eu un impact sur l’approvisionnement quotidien de 10 millions de litres de diesel. » [1].

On est surpris par cette mention d’un incendie au terminal Horizon dans les premiers mois de 2024, dont personne à Djibouti n’a entendu parler. Il s’agit pourtant d’un lieu extrême sensible et où un départ de feu ne pourrait pas passer inaperçu. Sa localisation en bord de mer, entre le DMP et le terminal conteneur SGTD, rend un éventuel départ de feu visible aussi bien au niveau du PAID que des habitations de Balbala qui surplombent les différents terminaux. Concernant les perturbations éventuellement provoquées par les pluies [2], ces dernières ne sont pas réputées perturber durablement la vie de la cité, ou les activités portuaires. Ces désagréments pluvieux bien que rares ne peuvent excéder des contretemps de quelques heures au maximum. Le problème des carburants est sans doute ailleurs.

Interrogeons-nous
La crise des devises éthiopiennes est une réalité que personne n’ignore - y compris dans la population éthiopienne -, et dans contexte actuel de crises multiples qui entraînent de nombreuses critiques du gouvernement Abiy, ce dernier, n’essayerait-il pas de désigner un bouc émissaire pour expliquer les difficultés qu’il rencontre ?

Quelle quantité de carburants a été importée entre juin 2023 et juin 2024 ? Selon les données officielles de l’Autorité éthiopienne du pétrole et de l’énergie (EPA) « 3,2 millions de tonnes de carburant ont été importées dans le pays au cours de la dernière année fiscale. Ce chiffre comprend 2,04 millions de tonnes de diesel et 767 672 tonnes de benzène. » [3].
À partir de ces 3,2 millions de tonnes nous avons cherché les données d’importations des années précédentes afin de voir si la cause de ces pénuries de carburant ne serait pas des importations en deçà, des besoins réels du pays. En effet, une note de synthèse sur le secteur pétrolier éthiopien publiée par Trésor français nous apprend que « l’approvisionnement en produits pétroliers raffinés est un monopole d’État depuis 1997. Initialement établie en 1951 pour gérer la raffinerie d’Assab, aujourd’hui en Érythrée, l’entreprise d’État Ethiopian Petroleum Supply Enterprise (EPSE) est l’unique responsable des importations de pétrole raffiné dans le pays. Sur l’année fiscale 2020/21, l’EPSE a importé 3,7 M tm3 de produits pétroliers d’une valeur de 1,8 Md USD. Alors que les importations de pétrole avaient atteint 2,2 Mds USD (3,8 M tm3) en 2017/18, dans un contexte de demande croissante, depuis la pandémie les importations de pétrole ont connu une légère baisse (probablement temporaire) en raison de la baisse des prix internationaux et de la baisse marginale de 0,6 % du volume des importations de pétrole. » [4].
Les importations de carburant ont donc été beaucoup plus importantes durant les exercices 2017/2018, avec 3,8 millions de tonnes, et 2021/2022, avec 3,7 millions de tonnes, qu’en 2023/2024, avec une différence de cinq à six cents mille tonnes. Comment expliquer, alors que ses besoins énergétiques croissent, que les quantités importées par l’Éthiopie diminuent ? C’est d’autant plus étonnant que les besoins sont criants, comme le montrent les files de voitures autour des stations d’essence prises d’assaut par des conducteurs désespérés en quête de quelques litres pour faire fonctionner leur automobile.

Selon l’analyse du Trésor français, le secteur de la distribution est fragmenté, marqué par des pénuries et des prix en augmentation. « Quarante distributeurs se partagent la distribution de pétrole en Éthiopie, dont les cinq premiers représentent 85 % du marché (NOC, Oil Libya, TotalEnergies, Yetebaberut, TAF). Ces derniers achètent le pétrole auprès de l’EPSE grâce à une structure de marge fixe établie par le gouvernement et assurent la distribution en région. Les distributeurs estiment que les infrastructures existantes seraient insuffisantes (stockage, transport, distribution) et le tarif de transport serait de 22 % inférieur au seuil de rentabilité (40 % - 50 % inférieur par rapport au tarif de l’Ouganda et du Kenya). En effet, malgré une population de plus de 100 M d’habitants, l’Éthiopie ne compte que 930 stations-service, tandis que le Kenya voisin (55 M d’habitants) compte plus de 2 000 stations-service. »
Dans ce contexte, pourquoi le secteur privé investirait-il dans des camions citerne dont la rémunération est fixée par une règlementation étatique guère incitative, plutôt que dans des camions porte-conteneurs où les prix sont libres ? Sans compter que les années de guerre civile que subit l’Éthiopie a pu considérablement endommager, voire réduire drastiquement, la flotte de camions citernes disponibles. N’est-il pas possible que la flotte de camions citerne ait fondu comme neige au soleil du fait de la guerre ? On le constate déjà avec la flotte de 1170 véhicules d’Ethiopian Shipping and Logistics Service Enterprise (ESLSE), qui serait insuffisante pour répondre aux besoins de l’Éthiopie. « Plus de 600 camions appartenant à l’entreprise n’ont pas pu quitter l’État régional d’Amhara en raison du conflit armé en cours, après y avoir transporté des marchandises. Selon les dirigeants d’ESLSE, les camions se rendaient jusqu’à il y a deux semaines dans la région en conflit. Ce revers laisse l’entreprise avec une flotte réduite de 570 camions actifs. » [5].

La vitesse de chargement des hydrocarbures dans les camions citernes est également évoquée comme motif de ralentissement de la chaine d’approvisionnement en carburants des 1590 stations-service du pays : « Esmelalem Mehretu, PDG de l’entreprise éthiopienne d’approvisionnement en pétrole (EPSE), affirme que le chargement de carburant à Djibouti est devenu un processus long et fastidieux pour les camions à destination de l’Éthiopie au cours des six derniers mois. Il indique que les chauffeurs attendent des heures parce que le remplissage d’un seul camion prend maintenant trois fois plus de temps, alors qu’il ne prenait que 20 minutes il y a quelques mois. M. Esmelalem explique que les opérateurs portuaires ont réduit la puissance des buses dans le cadre des mesures de sécurité contre les incendies.
“Il y a plusieurs problèmes à Djibouti”, a déclaré le PDG à Fortune.
Selon M. Esmelalem, les 200 camions remplis en une seule journée sont nettement inférieurs à la quantité nécessaire pour répondre à la demande quotidienne de l’Éthiopie » [6].
Bien qu’Esmelalem Mehretu fasse état de seulement 200 camions chargés quotidiennement au terminal pétrolier Horizon au cours de ces six derniers mois, les données consultées sur les véhicules chargés dans l’enceinte d’Horizon et sortant à destination de l’Éthiopie, indiquent une moyenne de 282 camions citernes quotidiens, avec des chiffres quasi similaires pour 2023, avec 293 camions citernes quotidiens au terminal Horizon .

20232024 20232024
janvier 8 632 8 656 juillet 9 310
février 8 248 8 308 août 8 968
mars 9 824 8 810 septembre 7 823
avril 8 369 8 438 octobre 8 917
mai 9 435 8 272 novembre 8 584
juin 8 822 8 296 décembre 8 672

Tableau : Nombre de tickets émis par Horizon Terminal à des camions-citernes à destination de l’Éthiopie.

Les difficultés du secteur des carburants en Éthiopie sont structurelles, profondes, et les causes de ses dysfonctionnements multiples. Bref, encore une fois, face au mécontentement de la population éthiopienne, Djibouti a bon dos ! Notre pays devrait-il s’en insurger publiquement et dénoncer les excès de la communication d’Addis Abeba pour justifier la dégradation de son approvisionnement en hydrocarbures ?
Ces charges continues ne peuvent qu’irriter à la longue, pourtant nos autorités ont préféré ne pas se défendre publiquement. Pourtant, une telle manipulation de l’opinion publique est particulièrement grave et dangereuse. Elle nuit énormément à l’image de la place logistique de Djibouti. Ce serait une faute politique de réagir, par souci notamment de ne pas compliquer encore la très fragile situation politique éthiopienne estime un interlocuteur de premier plan questionné sur ce point, qui se dit tout de même étonné de ces affirmations de plusieurs médias sur les difficultés que rencontrerait Djibouti. Ces derniers, estime-t-il, devraient mieux s’informer. À plusieurs reprises ces dernières années, des pétroliers chargés de brut pour l’Éthiopie sont restés bloqués au large de Djibouti en attente d’un paiement de l’Ethiopian Petroleum Supply Enterprise (EPSE), incapable d’honorer ses factures.

L’origine de ces difficultés est bien connue : une sévère crise des devises. Elle ne touche pas uniquement le secteur de l’énergie, de la pharmaceutique [7], ou de l’automobile [8], mais l’ensemble de l’économie éthiopienne, complètement à bout de souffle [9]. On peut même se demander si ce qui est en jeu in fine dans cette diatribe récurrente, n’est pas tout simplement d’alimenter l’argumentaire éthiopien pour soutenir sa revendication d’un d’accès à la mer ? Il s’agit aussi de gagner en leviers diplomatiques…

Mahdi A.

Severe fuel shortage in Ethiopia

[1« Fuel Prices Rise as Shortages Linger », Addis Fortune, 13 juillet 2024.

[2« Floods in Djibouti exacerbate fuel shortages in Ethiopia », Abren, 1er avril 2024.

[3« Authority Reports Fuel Import Stats », Addis Fortune, 21 juillet 2024.

[5Tsion Tadesse, « Shipping Lines reports 57 bln revenues, discloses trucking problems in Amhara region », Reporter Ethiopia, 27 juillet 2024.

[6« Fuel Supply Clogs Leaves Gas Pumps Dry in Addis », Addis Fortune, 29 juin 2024.

[7Aksah Italo, « Substandard drugs fractured pharma market bitter pills patients swallow », Addis Fortune, 11 août 2024.

[8« The Ethiopian car market paradox : an importer’s view », Reporter Ethiopia, 17 août 2024.

[9Duncan Miriri, « Key issues on Ethiopia’s road to debt restructuring », Reuters, 19 août 2024.

 
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