Démêler la pelote de laine n’est pas évident lorsqu’une partie au différend refuse de répondre aux interrogations, de donner son avis sur les commentaires émis par la partie qui s’estime lésée… C’est pourquoi nous avons procédé par étapes, d’abord en présentant la situation de la gouvernance dans une publication précédente, puis maintenant en écoutant les griefs portés par le collectif des parents d’élèves, conforté dans ses propos par les positions de plusieurs membres du comité de gestion du Lycée Kessel qui compte neuf membres. Les reproches envers le proviseur de l’établissement sont nombreux, particulièrement des soupçons de manipulation. Nous en avons retenu principalement deux : une dévitalisation de la cogestion et un manque de transparence financière. Un troisième point, l’imposition du port de l’uniforme, actuellement difficilement expérimenté en France, fera l’objet d’une publication dans nos colonnes.
Une cogestion remise en cause
Après la gestion directe [1], argumentée au départ par la nécessité de développer un projet immobilier, c’est dorénavant le retour à la normalité avec la mise en application des nouveaux statuts qui instaurent une cogestion avec les instances élues, le comité de gestion des parents d’élèves et le conseil d’éducation. La gestion matérielle confiée par délégation au chef d’établissement, fonctionnaire de l’État français, prend donc fin.
Mais les apparences sont trompeuses, et derrière la façade se cache semble-t-il une autre réalité. Deux membres du comité de gestion, dont nous avons recueilli le témoignage, décrivent une mise en œuvre des nouvelles directives entravées par le proviseur de l’établissement qui aurait du mal à s’adapter à la cogestion, n’hésitant pas à modifier les pratiques pour prendre l’ascendant. L’instauration du vote électronique, au détriment du vote physique, serait l’exemple le plus dénoncé. Malgré les questions sur la fiabilité et la transparence du système, mais surtout les difficultés rencontrées par certains parents peu familiers des outils informatiques pour participer aux votes, la demande du retour à l’urne traditionnelle exprimée par des parents d’élèves et des membres du comité de gestion n’a pas été entendue par la direction de l’établissement.
Les tensions ne cessent depuis de s’accumuler entre les parents d’élèves et le proviseur de l’établissement, Bruno Lassaux, à tel point qu’un collectif de parents d’élèves envisage de saisir le tribunal administratif pour demander la convocation d’une assemblée générale. Le collectif, qui n’a pas l’intention de se laisser faire, estime ses intérêts insuffisamment défendu par le comité de gestion et le conseil d’éducation dont il conteste la compétence. Le collectif n’en démord pas, il y aurait un vrai problème de gouvernance au Lycée Kessel. Pour ces parents, la question de la continuité de la gestion directe par le proviseur de l’établissement par des voies détournées est au cœur de la discussion.
Un membre du comité de gestion, qui a demandé l’anonymat sans ignorer qu’il est sans doute facilement identifiable, nous explique la situation : « L’actuel comité de gestion, dirigé par des parents élus, conserve des prérogatives identiques à celles qui étaient en vigueur avant la révision des statuts. On a gagné des responsabilités nouvelles dans la gestion et l’organisation de l’établissement, mais fondamentalement les champs d’actions demeurent les mêmes. Concernant le conseil d’établissement (CE), où siègent majoritairement des personnes non élues mais désignées par des instances comme l’ambassade de France ou les Forces Françaises stationnées à Djibouti (FFDJ), il a toujours existé et son rôle n’a pas vraiment varié. La seule note dissonante, c’est un rappel constant par le proviseur de l’établissement, Bruno Lassaux, que le comité de gestion ne serait pas au-dessus du conseil d’établissement. On a l’impression qu’il essaye d’imprimer cette information dans l’esprit de chacun au sein de l’établissement. Pourtant, le comité de gestion est un organe qui co-dirige l’établissement avec le directeur pour tout ce qui relève des questions financières, alors que le conseil d’établissement a un rôle de conseil en matière d’actions pédagogiques.
Un fait important doit être souligné : il y a eu un moment de vide entre la passation du conseil d’administration et l’élection du nouveau comité de gestion qui a eu lieu le 22 février 2024, mais n’a été autorisé à siéger qu’après la signature le 3 juillet 2024 de la convention entre l’ambassadrice et la représentante élue du comite de gestion. Nous avions regretté ce décalage qui a laissé le proviseur Lassaux en roue libre dans la gestion de l’établissement. Cette situation découle de la révision des statuts de l’association des parents d’élèves et du délai nécessaire pour rédiger les nouveaux statuts, effectuée en concertation avec l’AEFE. Ce dernier était constitué de six parents élus membres du précèdent comité de gestion et d’un représentant de l’ambassade de France, souvent en présence de l’ambassadrice. Il faut avoir conscience que le comité de gestion nouvellement élu était éteint. En réalité, le directeur gérait l’établissement tout seul. En tant que à la fois membre élu de la précédente instance et du nouveau comité de gestion, je ne me sentais pas rassuré par cette situation d’absence de contrôle. J’ai proposé que les six membres déjà présents dans le précédent conseil d’administration, déjà chargés de rédiger les nouveaux statuts, poursuivent également leurs responsabilités, notamment en matière financière. Les nouveaux élus n’avaient pas encore pris leurs fonctions et afin d’éviter une période de gestion sans contrôle, bref d’assurer pleinement la transition sans un vide juridique. Cette demande très formelle a été rejetée par le proviseur. Durant cette période où le nouveau comité de gestion n’était pas encore installé, au dernier conseil d’administration autour de janvier/février 2023 si je me rappelle bien, M. Lassaux nous a sorti une histoire de code vestimentaire. Il a posé cette question, pourtant non inscrite à l’ordre du jour de la réunion, aux membres du conseil, à savoir les six personnes de l’ancien comité de gestion et les douze ou treize personnes issues du conseil d’établissement. Il a proposé un vote des membres du conseil d’administration sur ce projet de rendre obligatoire l’uniforme dès la rentrée suivante. Nous avons été catégoriques. La proposition a été rejetée principalement parce que ce sujet ne revêtait pas un caractère urgent, et que nous nous dirigions vers le rétablissement des attributions au nouveau comité de gestion et qu’il appartiendrait à cette instance de l’examiner le cas échéant après sa prise de fonction, si toutefois, elle en était saisie. La directrice de l’AEFE présente lors de ces discussions, a dit partager ce point de vue et ce d’autant plus qu’elle avait rappelé qu’au cours de cette période de transition dévolue à la rédaction des statuts, permettant de passer de la gestion directe à la cogestion, il n’était pas envisageable d’engager des actions nouvelles par le conseil d’administration, puisque ce dernier n’était habilité qu’à gérer les affaires courantes.
M. Lassaux a aussitôt rebondi en nous disant qu’il allait juste procéder à un sondage auprès des parents d’élèves, histoire selon lui de prendre le pouls de cette idée. Grosso modo, on lui a dit que l’on s’en « foutait », en n’y attachant pas vraiment d’attention particulière. Jusqu’à ce qu’il réalise son sondage par vote électronique, et que muni des données recueillies, soulignant l’assentiment de la majorité des parents d’élèves, il demande au conseil d’établissement, composé principalement de personnes désignées, de confirmer la mise en œuvre de ce vote majoritaire pour la rentrée suivante. Le comité de gestion des parents d’élèves auquel j’appartiens, n’est pas encore officiellement en fonction, donc a été contourné. Du point de vue du proviseur Lassaux, cette question relève de la pédagogie. Il explique ainsi sa décision de consulter uniquement le conseil d’établissement. On rejette cette méthode, puisqu’in fine, les uniformes devront être financés par les parents. Cette décision pour être valide ne peut se prendre sans l’assentiment du comité de gestion. Seul ce comité a le pouvoir d’engager de nouvelles dépenses pour les parents d’élèves.
Je voudrais rappeler une anecdote pour expliquer le rôle essentiel de vigie de ce comité. Lors de l’appel d’offre pour la construction du Lycée, notre comité de gestion a désigné l’entreprise arrivée en tête adjudicatrice du marché. C’était une entreprise chinoise de travaux publique, mais sous l’effet de la pandémie de Covid, et la flambée des prix logistiques et des matériaux de construction qui ont suivis, elle a finalement renoncé. Son offre à cinq millions d’euros ne lui permettait pas de mener le chantier à son terme. Le marché a été attribué à la deuxième offre la moins disante, et nous avons construit le Lycée pour près de six millions d’euros, à mon insistance je dois le dire. En effet, lors de cette prise de décision l’ambassadeur de France alors, Christophe Guilhou - présent à la délibération -, a fait « gentiment » pression sur les membres du comité de gestion pour que nous attribuions le marché à l’entreprise arrivée en quatrième position, française, qui demandait 17 millions d’euros pour les mêmes travaux. Une offre presque trois fois plus cher. Pourtant, la règle est simple, le premier se dessaisit, on passe au second, puis au troisième, et enfin au quatrième, etc. Bref, puisqu’il s’agissait d’une entreprise française, on aurait dû faire abstraction de ce point de détail. »
Un autre membre du comité de gestion nous livre un message de même teneur. Il se dit très remonté devant les agissements du proviseur au point de déclarer son intention, avec trois autres membres du comité de gestion, de démissionner dans les quinze jours si des mesures ne sont prises afin de ramener la sérénité et la bonne gouvernance au sein de l’établissement Kessel. « Je voudrais ajouter quelques éléments aux propos de mon collègue, notamment sur le vote électronique. Nous l’avons dénoncé dès le départ, entre autres parce que seule la direction avait la main dessus, à la fois juge et partie. Nous avons demandé que tant le sondage que les élections des instances, se déroulent en présentiel sous la supervision d’un huissier assermenté, puisque de nombreux parents ne savent pas utiliser un ordinateur, n’ont pas accès internet, ou n’ont pas de mail. Nous avons demandé un vote traditionnel, comme toujours, avec des urnes, qui nous a été refusé.
Le conseil d’établissement sur la question de l’uniforme a décidé de suivre l’avis du proviseur Lassaux. Très bien, mais la direction doit comprendre que la question est surtout qui va payer le prix de l’uniforme, puisqu’à partir du moment où l’on touche au portefeuille des parents, il revient au comité de gestion d’avoir le dernier mot. Nous avons un droit de regard sur tous les aspects financiers, avec droit de rejet, par rapport au coût, ou encore à partir du moment où nous considérons qu’il y a vice de forme, notamment dans la conduite d’un appel d’offre auquel nous n’avons pas été associé. C’est d’ailleurs le cas au sujet de l’uniforme, réalisé durant la période de vide juridique. Pareillement, nous ne comprenons pas la décision de signer un contrat avec une société privée de sécurité en dehors de toute concertation avec le comité de gestion. La direction n’en avait pas l’habilitation, le proviseur devait gérer les affaires courantes et en aucun cas engager de nouvelles dépenses, d’autant plus que de nombreux agents de sécurité étaient en fonction au sein de l’établissement depuis de nombreuses années. J’ai occupé la fonction de président du comité de gestion durant quatre ans, jamais je n’ai pris de décision seul dans mon coin avec le proviseur de l’établissement. Les décisions ont toujours été prises collectivement au sein du comité. Là, on voit des documents avalisés durant la période de vide juridique, de février à juillet 2024, par des membres du comité de gestion qui valident a posteriori des décisions du proviseur Bruno Lassaux. Comble du comble, on nous explique que le comité de gestion n’était pas décisionnaire durant cette période de vide juridique, bien que certains de ces membres aient été sollicités individuellement pour avaliser des décisions importantes. Pour le moins, ces pratiques sont inquiétantes. C’est la raison pour laquelle nous avons demandé un audit des comptes du Lycée par un cabinet indépendant pour la période du vide juridique. Nos demandes sont restées lettres mortes.
Dans le prolongement de la même idée, une parente d’élèves, Me Zeinab Kamil Ali, a saisi par mail le proviseur de l’établissement pour lui demander plus de transparence dans les dépenses engagées, notamment au cours de cette situation d’absence de contrôle financier. Là aussi, sans aucun retour. Il faut que Bruno Lassaux sache que nous n’abandonnerons pas. Nous exigeons l’audit des comptes des mois de février à juillet 2024. Ce n’est malheureusement pas tout. Je me dois aussi d’indiquer que l’actuel trésorier, un parent d’élèves élu, membre du comité de gestion, Emmanuel Paillard, est confronté à une situation invraisemblable. Il n’a pas accès aux données du logiciel de comptabilité Sage, et doit se contenter de captures d’écran des lignes budgétaires pour valider les paiements à effectuer. Aucune visibilité, aucune transparence dans la gestion financière, comment peut-on parler de cogestion ? Autant de procédés qui témoignent d’une politique résolue d’affaiblissement des capacités de contrôle et de supervision du comité de gestion. Des pratiques inédites, pour ne pas dire douteuses. Je n’ai jamais connu ça du temps, où j’étais en fonction en qualité de président du comité. L’accès aux registres comptables de l’établissement était bien évidemment la règle, tout à fait normal. Que se passe-t-il avec cette direction ?
Notre liste a obtenu quatre sièges au comité de gestion. Nous ne pouvons que constater que les cinq autres élus sont alignés sur les positions du proviseur, ce qui nous amène à penser qu’ils sont sous influence, pour ne pas dire que la légitimé des votes pose question. La voie légale pour le collectif des parents d’élèves qui s’est constitué est une demande officielle de convocation d’une assemblée générale. Il appartient au comité de gestion de valider cette demande. Selon les textes, les décisions se prennent à la majorité. Mais interrogeons-nous : pourquoi des élus de parents d’élèves refuseraient-ils à un collectif de plusieurs centaines de parents de pouvoir se réunir et discuter de la vie de l’école ? Exiger au comité de gestion la convocation d’une assemblée extraordinaire se justifie d’autant plus que les parents d’élèves ont l’impression de ne pas être représentés de manière convenable. Un référendum pour trancher sur les différents désaccords, notamment sur l’uniforme, la modification du règlement intérieur ou la qualité de la représentation, me semble une bonne solution pour dénouer démocratiquement les difficultés. J’ai formulé cette demande au proviseur, M. Lassaux. Il est sorti de ses gonds et indiqué qu’il en était hors de question.
Avec trois autres collègues nous nous donnons encore deux semaines pour voir si les choses évoluent dans la gestion de l’école, dans le cas contraire nous préférons démissionner pour ne pas être associés aux décisions qui sont prises au sein du comité de gestion. Nous sommes convoqués en qualité de membres du comité de gestion pour discuter de questions portant sur des sommes importantes, en millions d’euros. Il s’agit de la seconde phase des travaux, avec le déplacement de l’école primaire Dolto sur le site Kessel, sans qu’aucun document ne nous ait été transmis auparavant. On nous demande de prendre des décisions, de réagir dans l’instant, sans avoir pu évaluer le projet. Malgré nos relances par mail pour obtenir ces documents avant la réunion, la direction de l’établissement ne répond pas. Nous avons dû coup décidé de boycotter cette importante réunion. Bruno Lassaux a géré le Lycée en gestion directe, il a du mal à accepter les nouvelles règles, de devoir rendre des comptes, de faire valider les dépenses à engager. C’est inacceptable. Ma crainte, les parents doivent le savoir, c’est que l’établissement s’engage sur des dépenses énormes pour le transfert de Dolto. Les chiffres en circulation sont effarants, et j’ai l’impression que l’on va être à nouveaux mis sous pression pour avaliser une offre d’une entreprise française de travaux publics ».
Le 7 novembre 2024, une note cosignée par le proviseur de l’établissement, Bruno Lassaux, et le conseiller de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France, Éric Chevreul, annonce un report du déploiement de l’uniforme scolaire dans un esprit d’apaisement et de clarification.
Sans doute doit-on voir dans cette temporisation, une forme de réponse à la mobilisation des parents d’élèves et à la lettre ouverte du collectif à l’ambassadrice de France à Djibouti, Dana Purcarescu, dans laquelle il sollicitait son intervention face à l’absence d’écoute et de dialogue du proviseur de l’établissement Kessel.
Les acteurs du dossier parviendront-ils à s’asseoir à la table des négociations et trouver une solution satisfaisante pour toutes les parties ? Les juridictions compétentes djiboutienne seront-elles saisies pour trancher des différends ?
Mahdi A.
Note : contacté à trois reprises par Human Village, le proviseur - Bruno Lassaux - n’a pas souhaité réagir.
[1] Réglementaire parlant ce n’était pas une gestion directe mais un conseil d’administration dont le secrétaire général était le président de l’aefe. C’était un statut exceptionnel propre à trois établissements dans le réseau.