Le silence pesant de la salle d’audience, ce mercredi matin - 21 mai -, renforçait l’émotion des témoignages. Parents d’élèves, avocats, représentants du lycée français et magistrats étaient réunis pour une affaire tragique et complexe : celle de l’accident survenu le 3 décembre dernier lors d’une sortie scolaire vers le lac Assal, au cours duquel plusieurs enfants ont été blessés, certains ayant des séquelles durables, physiques et psychologiques.
Une sortie scolaire qui tourne au drame
À l’origine, une sortie pédagogique obligatoire pour les élèves. Mais ce qui devait être un moment éducatif et récréatif a viré au cauchemar. Selon les témoignages, un premier bus a été jugé inadapté – radiateur en surchauffe. Les enfants ont été contraints d’attendre à l’extérieur sous le soleil un second véhicule affrété au pied levé sans contrôle technique minimal préalable. C’est ce second bus, selon les parents, dont les freins ont lâché causant un grave accident.
Les blessures sont graves : fracture de la colonne pour une élève, nez cassé pour un autre, traumatismes multiples, tant physiques que psychiques. Des enfants qui ne veulent plus monter en voiture, des cauchemars nocturnes, des comportements agressifs ou repliés… et des parents qui se sentent abandonnés.
Témoignages des parents : douleur, colère et sentiment d’abandon
Un père, visiblement affecté, a relaté en détail la préparation minutieuse qu’il avait faite pour permettre à son fils souffrant d’une maladie auto-immune, de participer à la sortie. « Je ne voulais pas l’envoyer, mais il m’a dit que c’était obligatoire. J’ai tout préparé, même ses médicaments, avec des consignes strictes. J’ai fait confiance à l’école. » Ce père raconte ensuite sa panique à l’annonce de l’accident, sa course jusqu’au lieu du drame, les enfants en sang, et surtout l’absence totale de communication officielle immédiate. Les militaires français soignaient les enfants, les premiers secours avaient été prodigués par les gendarmes, premiers arrivés sur les lieux. Ce parent a par ailleurs remercié le personnel du Centre médico-chirurgical interarmées (CMCIA).
Une mère raconte que sa fille, grièvement blessée au dos, souffre aujourd’hui de séquelles irréversibles : 12 vis ont été insérées chirurgicalement dans ses vertèbres et reliées par des tiges en métal pour stabiliser et réaligner sa colonne vertébrale. Deux parents évoquent l’absence d’empathie du proviseur lors de leur tentative de rencontre après l’accident, et l’humiliation ressentie. « On ne nous a jamais appelés. On ne nous a jamais dit comment allaient nos enfants. On nous a ignorés ».
Les reproches envers le lycée français sont nombreux : choix douteux du transporteur, absence de contrôle du véhicule, négligence dans l’encadrement médical des élèves, communication tardive, voire méprisante.
Pour les représentants des parties civiles - composés des avocats Fardoussa Mohamed Hassan, Ahmed Abdourahman Cheik, et Mohamed Abayazid -, il ne fait aucun doute que l’établissement est contractuellement responsable : une sortie scolaire obligatoire implique une obligation de sécurité renforcée, surtout lorsque des enfants malades sont concernés. « Le contrat moral et juridique qui lie les parents à l’école a été rompu. »
Imprévu, pas négligence
Mais la défense – composée des avocats Ahmed Hassan Houssein, Ali Dini et Alain Martinet - n’a pas tardé à réagir. Elle a d’abord rappelé que l’accident est le fait d’un tiers : le chauffeur du bus, employé par un prestataire externe. Ce chauffeur aurait ignoré les consignes, refusé de ralentir malgré les alertes du professeur accompagnateur, et n’aurait pas respecté les règles de sécurité.
Elle soutient également que le choix du transporteur a été fait de bonne foi, dans les conditions habituelles de marché, et que la responsabilité directe du lycée ne peut être retenue sur les bases présentées.
Enfin, certains témoignages contiendraient des contradictions ou exagérations, notamment sur les conditions de transport, la présence ou non d’escorte, et la réaction de l’administration. « Il faut distinguer l’émotion légitime des parents du cadre juridique rigoureux de la responsabilité pénale et civile », a affirmé un des avocats.
Face aux contestations de la défense quant à la régularité de la procédure, le procureur de la République a rappelé que les poursuites avaient été engagées conformément aux règles du droit. Il a souligné que le tribunal correctionnel saisi agissait sur la base d’éléments concrets et de témoignages concordants. « Nous sommes devant une juridiction compétente. Les règles sont claires. Il ne s’agit pas ici d’improvisation ou d’acharnement. Les faits sont établis, les victimes existent, et la procédure est régulière. »
Le ministère public a également invoqué une jurisprudence française où un directeur d’établissement avait été tenu pour responsable d’un accident survenu dans son école. « Un chef d’établissement peut être reconnu pénalement responsable en cas d’accident scolaire, notamment lorsqu’un défaut de surveillance, d’organisation ou de contrôle des conditions de sécurité est prouvé. Ce principe vaut même si l’événement matériel résulte de l’acte d’un tiers. »
Pour le procureur, la responsabilité morale et fonctionnelle du proviseur dans l’organisation d’une sortie scolaire engage nécessairement sa vigilance sur le choix du transporteur, la conformité des véhicules, et l’encadrement effectif.
Un débat sur les procédures et les responsabilités collectives
Au-delà du débat strictement juridique, l’audience a mis en lumière les lacunes organisationnelles et le manque de communication de l’établissement. Plusieurs parents ont dénoncé un climat d’indifférence après l’accident, voire des comportements jugés humiliants ou méprisants.
Le ministère public a, de son côté, interrogé les protocoles internes de sécurité mis en œuvre par le lycée : vérification des véhicules, contractualisation avec les prestataires, accompagnement médical, supervision des encadrants. Il a aussi mis en garde contre la tentation de diluer les responsabilités dans la sous-traitance.
Au-delà du droit, ce procès a mis à nu les traumatismes durables des enfants et de leurs familles. Une enfant porte une attelle à vie ; d’autres sont en thérapie. Les parents réclament justice, non pour se venger mais pour que plus jamais une telle négligence ne se reproduise.
Conclusion
Ce procès soulève des questions fondamentales sur la sécurité des élèves, la responsabilité des institutions éducatives et la nécessité d’un dialogue plus transparent entre parents et administration. Le jugement devrait être rendu le 11 juin prochain. Il devra trancher entre l’émotion légitime des familles, les arguments de droit avancés par la défense et les impératifs de responsabilité collective dans un cadre scolaire.
À l’issue de l’audience, la rédaction d’Human Village a pu s’entretenir brièvement avec deux avocats de la défense - Me Ali Dini et Me Alain Martinet -, ainsi qu’avec Bruno Lassaux, proviseur du lycée français, et Jean-Christophe M’Boya, directeur administratif et financier de l’établissement.
Dans un premier temps, M. Lassaux a refusé de s’exprimer, estimant que les précédents articles publiés par Human Village étaient partiaux et n’avaient relayé que les accusations formulées par les parents d’élèves. Nous avons rappelé que, à plusieurs reprises, un droit de réponse lui avait été proposé avant chaque publication, sans recevoir de réponse. Confronté à ces rappels, M. Lassaux a finalement reconnu, en présence de ses avocats, avoir volontairement ignoré nos sollicitations.
À la suite de cet échange, le proviseur a accepté, en accord avec le directeur administratif, de nous accorder rapidement un entretien afin de présenter sa version et de répondre aux griefs exprimés par les familles.
Mahdi A.
Ajout du 23 mai : Le proviseur Bruno Lassaux a été contacté, le lendemain, jeudi 22 mai, par Human Village pour convenir d’un rendez-vous, sollicitation restée sans réponse pour l’heure.
Ajout du 25 mai : Communiqué des parents d’élèves
Les parents des enfants victimes de l’accident de la circulation en date du 3 décembre 2024, souhaitent démentir les rumeurs propagées à dessein et tendants à déstabiliser les enseignants et les personnels administratifs :
1. Il n’a jamais été demandé dans la procédure de mise en danger une condamnation pécuniaire contre l’école, ni contre Lassaux ou M’Boya.
2. Une augmentation des frais de scolarité prétendument fondée sur une demande de condamnation des parents devant le juge à l’encontre de l’école, de Lassaux ou de M’Boya est par conséquent fallacieuse.
3. Les parents d’élèves dénoncent l’interdiction décrété par le proviseur concernant l’organisation du spectacle pour les enfants visant à sanctionner la simple demande de reconnaissance de la qualité de victimes des enfants.
4. Les parents d’élèves prennent à témoin les enseignants et l’ensemble du personnel administratif de l’école de leurs disponibilités pour aider l’école à l’organisation du spectacle.
Ajout du 11 juin : Report de l’audience
Le procès, qui devait se dérouler devant le tribunal de première instance ce mercredi 11 juin pour juger les deux plaintes initiées par les parents des victimes constitués partie civile, a été renvoyé au dimanche 15 juin en raison de contraintes professionnelles qui empêchaient le proviseur du lycée Kessel, Bruno Lassaux, et son directeur administratif et financier, Jean-Christophe M’Boya, de se présenter devant le juge.