Alors que la course à la présidence de la Commission de l’Union africaine s’intensifie, Mahmoud Ali Youssouf, ministre des Affaires étrangères depuis 2005 et figure incontournable de la diplomatie continentale, incarne une ambition audacieuse pour l’Afrique. Porté par une mobilisation populaire sans précédent, ce candidat djiboutien polyglotte défend une vision intégratrice : paix, souveraineté économique et jeunesse au cœur de l’agenda continental. Dans cet entretien exclusif accordé à Human Village, il revient sur les défis de sa campagne, dévoile sa stratégie pour rallier les États réticents et répond sans détour aux questions épineuses, des ingérences étrangères à la crédibilité des élections africaines, en passant par le chantier critique de la Zone de libre-échange continentale. Sur quels leviers s’appuie-t-il pour convaincre des chefs d’État africains ? Et surtout, comment incarner l’espoir d’une Afrique unie dans un monde fragmenté ? Éléments de réponse avec un homme qui, derrière un flegme diplomatique, affiche une détermination à « faire taire les armes et allumer les opportunités ».
Avez-vous été touché par la mobilisation massive de la population djiboutienne sortie en masse le 1er février dernier pour soutenir votre candidature à l’UA ?
Mahmoud Ali Youssouf : J’ai été très touché. J’étais à l’étranger dans le cadre de ma campagne au moment de cet évènement. J’étais au Sénégal pour rencontrer le président Bassirou Diomaye Diakhar Faye puis dans la foulée je m’étais rendu en Égypte pour présenter ma candidature et mes ambitions pour le continent au président Abdel Fattah Al-Sissi. Je suivais donc de loin ces mobilisations populaires. Je crois que notre population s’est engagée sur cette candidature comme étant une cause nationale. C’est comme ça que je me l’explique. Cet engouement, cet enthousiasme, tous mobilisés pour soutenir ma candidature. Je pense que c’est le patriotisme qui s’exprime à travers cette adhésion populaire. J’en ai été très ému, j’ai d’ailleurs adressé un message de remerciements dans les deux langues que sont l’afar et le somali aux participants. Donc vraiment, ça me fait vraiment chaud au cœur et je les ai remerciés et je continue à les remercier.
Des Djiboutiens ont été, à plusieurs reprises et sans succès, candidats à de hauts postes dans des organisations multilatérales. Que leur avait-il manqué pour réussir à votre avis ? Et comment allez-vous faire la différence à présent que vous êtes vous-même candidat ? C’est un échec qui était plus ou moins cuisant ?
Cuisant, je n’utiliserai pas ce mot mais je pense qu’on apprend de ces échecs d’abord. Et ce qu’il faut savoir, c’est que ce sont des postes pour lesquels concourent à peu près des représentants de 55 pays. Et donc, ce n’est pas facile, la concurrence est très dure, ça c’est un premier élément. L’autre élément qui peut-être a fait échouer un certain nombre de nos ambitions est le fait qu’on ne s’y est pas pris à temps pour convaincre et surtout pour préparer nos candidats à une compétition qui, je le rappelle, est extrêmement dure, de part d’abord la qualité des candidats qui sont présentés, leurs profils, leurs expériences. Et je crois que c’est une question de préparation. Il faut s’y prendre à l’avance, il faut convaincre, il faut mener une campagne de proximité, rendre visite au pays dans leur capitale et mettre les moyens, parce que ce type d’élection ne se gagne pas uniquement à travers des discours et des slogans. Il faut des moyens, etc. C’est peut-être ce qui nous a manqué. Il faut faire des rencontres, il faut occuper les plateaux de télévision, il faut faire des interviews, il faut faire des conférences de presse. Et tout ça, ça coûte. Il faut avoir tous ces leviers et planifier toutes ces activités.
Est-ce que le poids démographique et/ou le poids géographique y joue aussi ? La petitesse de Djibouti comparé au Nigéria par exemple ?
Disons que les pays ont des influences. Et cette influence n’est pas uniquement liée à la taille. Il y a de tous petits pays qui sont très influents et de grands pays qui ne le sont pas. La taille n’est pas forcément déterminante dans ce genre d’analyse. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que le rôle de votre pays sur les grands dossiers du continent, la paix, la stabilité, la lutte contre le terrorisme, les résolutions des conflits, toutes ces questions sont mises sur la balance lorsque le choix d’un candidat de tel pays est fait par le chef de l’État. Donc on ne peut pas se limiter uniquement à une ou deux considérations. Il y a beaucoup d’éléments qui rentrent dans l’équation quand il s’agit de concourir pour un poste aussi important au niveau continental.
Beaucoup de Djiboutiens se demandent ce que votre élection pourrait apporter à la République de Djibouti ? Que leur répondez-vous ?
Pourquoi les Djiboutiens se sentent-ils parti pris et aussi engagé par cette élection comme s’ils en faisaient partie ? Tout d’’abord parce que je suis un Djiboutien. C’est une réponse naturelle et rapide. Quand un Djiboutien est dans une compétition, les Djiboutiens se solidarisent. C’est, je dirais, une réaction automatique dont il ne faut pas être surpris. Deuxièmement, cela aussi démontre que les gens dans notre pays sont solidaires. C’est une marque de solidarité, il faut le savoir. Ils doivent se réunir dans les grandes occasions, dans les grandes causes. Les gens sont là, sont patriotes, sont solidaires. Et enfin, je crois que j’ai traîné un peu ma bosse dans ce milieu politique, diplomatique depuis quelques décennies et je pense que les Djiboutiens me connaissent.
Le candidat kenyan se targue du soutien de plusieurs pays africains à sa candidature ? Par exemple, l’Algérie, comme l’a tweeté le président Ruto ou l’Ouganda comme le dit le président Museveni ou encore le Rwanda, la Tanzanie ou le Soudan du Sud comme le répète la presse. Comment appréhendez-vous le soutien qu’il déclare avoir ? Avez-vous également des soutiens affirmés ? Lesquels ? Sur quels pays comptez-vous le plus ?
C’est une question de stratégie. Personnellement, je n’embarrasse pas les pays qui me soutiennent en disant qu’ils vont me soutenir parce que les États ont des intérêts. Ces mêmes États ont des intérêts avec Djibouti comme ils ont des intérêts avec le Kenya ou qu’ils ont des intérêts avec Madagascar. Et donc, il me semble très important de respecter les règles de bienséance, c’est une question d’approche et de stratégie. C’est vrai que beaucoup de déclarations qui sont faites relèvent de la propagande de campagne. Dans les élections, il y a toujours des propagandes de campagne. Mais je reste confiant. Je pense que mon profil correspond exactement au poste de président de la Commission en cette période difficile que traverse l’Union africaine. Et je crois que le choix définitif des chefs d’État va se porter sur le candidat dont ils penseront qu’il représente le président de la Commission idéal à l’instant T et dans les circonstances que nous connaissons et que traverse le continent africain.
Est-ce que vous pensez que c’est l’un des moments les plus perturbants de ces vingt dernières années ?
Oui, l’Afrique aujourd’hui, en matière d’abord de paix et de sécurité, traverse des temps très difficiles. Les changements anticonstitutionnels prolifèrent. Les crises internes des pays sont beaucoup plus nombreuses qu’il y a une décennie. Les problèmes inter-États également sont recrudescents. Il y a de plus en plus de ce genre de crise. Donc je pense qu’il y a une situation qui est une source d’inquiétude pour les dirigeants du continent. Et il est très important qu’aujourd’hui on prenne conscience de ces difficultés et surtout de ces défis. Et je le confirme, le continent n’est pas au mieux comparé aux décennies précédentes. Mais tout n’est pas sombre. Il ne faut pas non plus verser dans l’afro-pessimisme. Il y a des choses positives qui sont faites. Il y a des progrès dans d’autres domaines. Mais sur le plan de la gouvernance, de la paix et de la stabilité, il y a certainement une régression.
Djibouti a été battu par le Kenya en 2020 lors de l’élection pour un siège de membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations-unies. Pensez-vous qu’il s’agisse aujourd’hui d’un match retour entre les deux pays ? Les Kenyans ne déploient-ils pas la stratégie qui a fait leur succès précédemment ? Comment allez-vous la contrer ?
Les journalistes peuvent planter le décor qu’ils veulent. Mais ce que nous, nous savons à Djibouti, c’est que c’est le tour de l’Afrique de l’Est. Djibouti, en tant qu’État de l’Afrique de l’Est, a les compétences nécessaires et surtout les Djiboutiens présentés sont capables d’assumer cette responsabilité. Et ce sont les motivations principales qui ont amené le président de la République à présenter ma candidature à ce poste.
Le candidat malgache pourrait-il être un problème pour votre candidature en captant une part des voix des pays francophones. Est-ce que cette perspective vous inquiète ? Quel est votre plan par rapport à cela ? Dernièrement, certains imaginent que le candidat malgache est encouragé par le candidat kenyan. Avez-vous des informations en ce sens ? Êtes-vous inquiet de cette nouvelle situation ?
Premièrement, moi, j’essaie de me présenter comme un candidat qui est au-dessus de ce clivage linguistique. Je suis capable de m’exprimer dans les deux langues et surtout d’interagir avec toutes ces communautés autant en langue anglaise que française. Mais ces deux langues ne sont pas les seules langues de communication de l’Union africaine car il y en a quatre autres. Donc l’obstacle de la langue n’est sûrement pas pour moi une barrière. Deuxièmement, je crois que l’Afrique a, dans l’agenda 2063, l’objectif d’être un continent intégré. Pour pouvoir parler d’intégration économique, commerciale, politique, il est très important de dépasser ce clivage que la colonisation nous a légué. Et je crois que c’est dans cet état d’esprit-là qu’il faut s’inscrire.
Vous avez été très remarqué lors du débat entre les trois candidats. Certains disent même un peu trop brillant au point de faire peur aux chefs d’États et de gouvernement africains qui ne souhaitent pas forcément une tête trop bien faite pour ce poste car elle pourrait être incontrôlable. Qu’en dites-vous ?
Je n’ai pas cette prétention. Il faut peut-être garder les choses dans leur proportion. Ce n’était qu’un débat. Et faire peur aux chefs d’État africains, je crois que c’est complètement exagéré. Mais complètement.
Vous avez globalement bonne presse, comme on dit, par rapport aux autres candidats, y compris parmi les Kényans qui vous soutiennent massivement sur les réseaux sociaux. Quel est votre sentiment sur cette popularité ? Vous plaisez beaucoup aux Africains apparemment, est-ce aussi le cas auprès des chefs d’États et de gouvernement africains qui vont in fine voter ? Comment transformer cette popularité en voix lors du vote ? Vous avez fait le tour de l’Afrique ces derniers mois, combien de pays avez-vous visité ?
Une trentaine. Moi-même une vingtaine, et avec les émissaires on en a fait 37 pays au moins.
Et quel est le ressenti que vous avez par rapport à ça, vous et vos émissaires ?
À chaque fois que je rencontre les chefs d’État, en tout cas de mon expérience directe, j’ai comme l’impression qu’ils comprennent les messages que je porte, et surtout, ils apprécient la façon dont j’explique la vision que j’ai pour le continent. Selon moi, mon profil est celui qu’ils attendaient à la tête de la Commission et ils ont réagi positivement.
On passe à la gouvernance de l’Union africaine qui souffre d’un grand nombre de problèmes internes dans de nombreux domaines, notamment des moyens nécessaires pour mener à bien son mandat, ses objectifs immenses à l’échelle du continent qui représentent un grand nombre de défis. Comment comptez-vous trouver des solutions rapides et utiles au vu des lourdeurs administratives de l’Union africaine ?
Il faut réformer la Commission. Il faut continuer à mettre en œuvre ce qu’on appelle les règles d’or. Ces réformes ont déjà été actées par les chefs d’États mais il faut les mettre en application. Par exemple, il y a des doublons, il y a un problème de promotion, de recrutement, de parité au niveau de la Commission : il faut s’attaquer à ces défis dès l’arrivée. Ensuite, il y a des soucis de coordination : les directions et les commissions travaillent en silo. Il faut être capable de créer des énergies pour que ces commissions et directions travaillent ensemble. Il est très important de mettre de l’ordre dans la Commission. Et c’est en ayant un instrument fort, efficace, qu’on peut mettre en œuvre les objectifs pour lesquels la Commission a été mise en place. Deuxième élément, il y a des problèmes de ressources financières. La Commission gère les ressources que les États veulent bien mettre à sa disposition. Et ces contributions ne sont pas suffisantes. Il faut être capable de pouvoir générer de nouvelles ressources, diversifier ses sources de recettes et aller de l’avant dans la mobilisation de celles-ci avec ingéniosité.
Vous les trouverez où ces nouvelles ressources ?
Je vous donne à titre d’exemple le budget 2025 de l’Union africaine. Il y a 600 millions de dollars qui ont été votés à Accra lors du sommet dernier pour le budget annuel de l’Union africaine. 200 millions de dollars sont réunis par les États membres comme contribution statutaire. Cinq pays, l’Égypte, le Maroc, l’Afrique du Sud, le Nigéria et l’Algérie, payent à peu près 40% du budget de l’Union africaine. Vous trouvez cela normal ? Chacun d’entre eux verse 7,22% du budget. Le poids du financement de l’Union africaine repose pour la moitié sur ces pays-là. C’est un fardeau qu’il faudra à un moment donné réfléchir à partager. Ensuite, il y a une réforme qui a été mise en place à partir de 2017 qui dit que les contributions statutaires doivent être basées sur une formule appelée les 0,2% des importations éligibles. Chaque pays a des importations et cette taxe de 0,2% doit être prélevée sur ces importations et transférée sur les comptes de l’Union africaine. Seul 17 pays sur 55 l’appliquent, ça veut dire que si on arrivait à 55, on couvrirait tous les besoins de l’Union africaine voire plus. Donc, déjà, il y a un souci de faire accepter cette réforme par les États membres qui l’ont eux-mêmes votée.
Comment vous expliquez cela alors ? Ce sont des problèmes budgétaires, financiers… ?
Certainement, les pays ont beaucoup de priorités et beaucoup d’autres considérations. Mais il est important que progressivement, les États membres mettent en œuvre une réforme qu’ils ont eux-mêmes endossée, ratifiée et adoptée. C’est une appropriation qui est extrêmement importante sur le volet ressources financières. Bien entendu, pas seulement les États membres, nous souhaitons aussi que le secteur privé, les mécènes, les mentors y contribuent. On a quand même des institutions financières africaines comme les banques africaines, et d’autres partenaires, même bilatéraux doivent être sollicités. Donc, ce n’est pas trop demander aux partenaires qui ont la capacité d’aider l’Afrique de développer ses programmes.
Est-ce que l’Union européenne finance à 50% l’Union africaine ?
Pas seulement l’Union européenne. Les programmes de développement de l’Union africaine sont financés par les partenaires. Quand on dit partenaire, il y a l’Union européenne qui est le partenaire principal, mais également les États-unis, la Chine, le Japon et bien d’autres. Et donc ces partenaires financent presque à hauteur de 50 et 60% les programmes de développement de l’Union africaine.
Pensez-vous réussir, là où vos prédécesseurs semblent avoir échoué à la tête de l’institution, dans un continent traversé par de nombreuses crises ?
Vous savez, l’Union africaine a adopté en 2013 ce que l’on appelle l’agenda 2063 sur 50 ans. Qu’est-ce qu’on veut au bout de 50 ans ? En 2063, on veut avoir une Afrique intégrée, prospère et pacifique. Et pour cela, les chefs d’État ont décidé de mettre en place ce qu’on appelle des plans décennaux. Il y en a cinq au total dont le premier a expiré et nous sommes dans le deuxième plan décennal depuis un an. Le taux d’exécution, de tous ces programmes de l’Union africaine dans le premier plan décennal, n’a pas dépassé les 37 %.
Est-ce que le plan était trop ambitieux ? Comment allez-vous pouvoir convaincre les chefs d’État de ne pas se souder dans les conflits ? Comment vous allez intervenir ? Quelle est la touche « Mahmoud » qui va permettre de pouvoir résoudre la crise de Rwanda avec la RDC, la crise dans le Sahel, la crise au Soudan ?
Non, je dirais plutôt que les ressources ont peut-être fait défaut, les mécanismes de coordination n’ont pas fonctionné ou peut-être aussi l’engagement politique sur certains dossiers des États membres n’ont pas été à la hauteur. Maintenant, comment est-ce que le futur président de la Commission fera pour pouvoir améliorer sensiblement ces taux d’exécution dans le cadre d’un deuxième plan décennal ? Ce n’est pas le président de la Commission tout seul qui a la science infuse ou une baguette magique pour pouvoir aller de l’avant. C’est un travail collectif, que ce soit en matière de paix, de commerce, d’éducation, de lutte contre les pandémies, d’infrastructures, etc. Il y a des mécanismes, des institutions spécialisées à chacun de ces secteurs spécifiques et donc, il est très important pour la Commission d’être capable de coordonner de manière efficace l’action et vraiment d’introduire une synergie qui permette d’avoir ce qu’on appelle des livrables, des résultats. Et c’est là où le défi principal de la nouvelle Commission va se situer.
La question se pose : « Ça fait des décennies que le problème persiste, par exemple, en RDC. Comment vous allez faire, en qualité de Président de la Commission ? Il y a des chefs d’État qui n’y arrivent pas. » Je réponds que je ne vais pas avoir de baguette magique ni réinventer la roue. Mais je crois qu’on va continuer à soutenir les médiations et les efforts que l’Union africaine est en train de mener sous la houlette du président João Lourenço, président de l’Angola, qui est le champion de la paix pour l’Afrique et médiateur dans la crise entre le Rwanda et la RDC. Il est très important, pour la Commission, d’être présente aux côtés du président Lourenço. Il y a un sommet extraordinaire prévu le 7 février 2025 entre la communauté économique régionale du Sud (SADEC) et celle des pays des grands lacs East African Community (EAC) pour essayer de résoudre ce problème entre le Rwanda et la République démocratique du Congo (RDC), notamment sur la crise sécuritaire qui prévaut à l’Est de la RDC. Ce n’est pas que la Commission est incapable de faire ce travail de coordination, mais ce sont des problèmes chroniques. Le problème de l’Est de la RDC remonte à plus d’une trentaine d’années donc pour les problèmes chroniques, les traitements sont de longue durée. C’est très simple ça, il faut le comprendre, je crois.
Sur la question de l’intégration en matière de commerce, il y a ce qu’on appelle des barrières non tarifiées aux frontières entre les États. Il n’y a pas d’infrastructures suffisantes entre les États pour que le commerce puisse correctement se développer. Le passeport africain n’est pas encore opérationnel pour que les populations puissent se déplacer d’un pays à l’autre sans avoir à passer par des tracasseries administratives, etc. Bien que la ZLECAF a été mise en place en 2019 déjà, les concessions tarifaires sont encore là, c’est-à-dire que c’est difficile pour certains produits de passer d’une frontière à l’autre parce que certains pays considèrent que ce sont des produits stratégiques et donc qu’ils ne peuvent pas faire l’objet d’un commerce libre sans entrave et sans taxe. Il existe beaucoup de défis qu’on ne peut pas résoudre en deux temps, trois mouvements. Ça prend du temps. Mais il faut mettre les bonnes méthodes et créer la bonne coordination pour avoir des résultats. Mon leadership sera basé sur cette approche. Mais ce qui est important, c’est qu’il faut continuer à travailler. Mais travailler de manière intelligente et concertée. Puis surtout ne pas arrêter de déployer des efforts parce que ce sont des questions qui ne peuvent pas être résolues en 24 heures, car c’est l’Afrique avec ces 55 pays, plus d’1,5 milliard d’habitants, 30 millions de kilomètres carrés et une multitude de problèmes. On ne parle pas d’un pays, et d’ailleurs vous voyez le leadership dans un seul pays avec toutes les difficultés que nos dirigeants ont pour pouvoir résoudre des problèmes socio-économiques, culturels, politiques, etc. Imaginez-vous dans 55 pays, le plus grand continent du monde. Ce n’est pas évident, mais au moins ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a quand même une vision, une façon de faire, une approche, des méthodes, qui en mon sens, pourront donner le meilleur résultat.
La ZLECAF entre dans sa sixième année de mise en œuvre. Combien de pays l’ont ratifié ? Quelle méthode/stratégie comptez-vous déployer si vous êtes élu pour convaincre ces pays de le ratifier. Il s’agit de la crédibilité de l’accord vis-à-vis des Africains et des partenaires, alors que le commerce interafricain ne représente qu’environ 3% des échanges commerciaux des pays du continent. Le reste des échanges se fait avec l’Europe, les pays arabes et principalement l’Asie.
Pratiquement tous les pays l’ont ratifié, 54 sur 55. Le commerce intra-africain pour vous donner un chiffre – on est vraiment très bas – on est à 18% alors que le commerce entre les États africain et le reste du monde est de 80%. Pour corriger cette anomalie, il faudra que nous puissions démultiplier les infrastructures, les corridors. Le corridor entre l’Angola, la Zambie et la RDC, ou celui de l’Afrique du Sud et du Zimbabwe, sont très opérationnels. Je pourrais aussi citer le corridor Djibouti-Éthiopie, ou encore le corridor LAPSSET qui reliera à terme Soudan du Sud-Éthiopie-Kenya-Ouganda-Rwanda.
Nous avons des exemples d’interpénétration économique qui fonctionnent, donnent confiance dans une Afrique plus ouverte. Il ne faut pas avoir une image pessimiste de notre continent. Il ne faut pas sous-estimer les nombreux succès malheureusement qui passent inaperçus, il faut bâtir sur ceux qui marchent en matière de commerces. Dans les infrastructures, on peut citer la grande avancée que représente l’open sky continental qui va permettre de libéraliser et d’unifier les espaces aériens africains. Plus de 35 pays ont ratifié ce traité. Il nous appartiendra de poursuivre le plaidoyer pour encourager les autres États à ne pas tarder de le faire pour renforcer l’interconnexion et les échanges entre les nations africaines. Il y a des corridors par voies ferrées, entre le Mali et le Sénégal, entre Djibouti et Addis-Abeba…
Il faudra continuer à travailler sur les infrastructures car en définitif, c’est le socle qui permet de développer et d’intégrer les États entre eux. C’est la raison pour laquelle l’Union africaine met l’accent sur cette thématique parmi ses priorités, dans un programme dont l’acronyme est PIDA ou Programme pour le développement des infrastructures en Afrique. Sa devise pourrait se résumer par : interconnecter, intégrer et transformer un continent. Ce message est enthousiasmant. Il faudra renforcer ce programme pour permettre son accélération, ce qui nécessitera de chercher à y associer des partenaires, comme la Banque africaine de développement (BAD) ou d’autres institutions financières qu’il faudra conscientiser, mobiliser pour que cette grande ambition puisse être accompagnée, soutenue à la hauteur des enjeux socio-économiques du continent. Les infrastructures coûtent énormément d’argent, les financements ne sont pas toujours disponibles, mais il y a aussi des promesses à hauteur de 130 milliards d’euros de l’Union européenne à travers notamment le Global Gateway Africa, qui propose d’engager des investissements dans les domaines du numérique, de l’énergie et des transports, et à renforcer les systèmes de santé, d’éducation et de recherche. Les financements peuvent être obtenus pour les ambitions que nous portons, pour accélérer notre croissance et répondre aux besoins de la population continentale. Il faut avoir la vision et la volonté politique de le mettre en œuvre.
Le chômage des jeunes est une crise majeure en Afrique. Quelles réformes proposez-vous pour améliorer l’accès des jeunes à l’emploi et à l’entrepreneuriat ? Comment expliquez-vous que des jeunes Africains meurent quotidiennement pour traverser la Méditerranée ou le Bad-el-Mandeb ? Pourquoi nos jeunes ne croient-ils pas en l’avenir de notre continent ?
Le 4 novembre dernier 600 jeunes issus de la plupart des pays du continent se sont réunis à Alger dans un Forum de la jeunesse et ils ont adopté une déclaration. Ils ont clairement exprimées leurs revendications dans une « Charte pour la jeunesse africaine ». Cette charte n’a pas encore été complètement ratifiée, nous allons pousser pour que les États membres puisse l’adopter rapidement. Les jeunes demandent à ce qu’ils soient intégrés à tous les programmes de développement de la ZLECAF pour appuyer leurs projets, leurs entreprises, leurs startups. Là aussi la commission devra s’atteler à cette tâche. Le président de la commission Moussa Faki Mahamat a d’ores et déjà pris les devants et désigné des ambassadeurs de la jeunesse qui participent régulièrement aux réunions de l’Union africaine pour porter la voix des jeunes et leurs réclamations. Ce fut encore le cas lors d’une réunion de la commission paix et sécurité au niveau ministériel que j’ai présidée au mois de décembre à Alger. Un jeune représentant de la jeunesse n’avait pas hésité à prendre la parole pour nous saisir des difficultés rencontrées par notre jeunesse mais aussi sur leurs propositions pour transformer l’Afrique en terre d’opportunités pour sa jeunesse. Le mécanisme existe il faut s’en féliciter. Et ce d’autant plus que j’ai souvent trouvé les remarques formulées, les idées discutées, les revendications posées comme très pertinentes. Je pense que cette génération est encore plus éveillée que la nôtre à leur âge. Il faut le savoir. Le monde change. Nous sommes dans une société où les jeunes sont connectés, où l’information est reçue en temps réel, et où les jeunes ne peuvent ignorer ce qui se passe dans leur pays, dans le continent et dans le monde. Donc une jeunesse connectée, à la page et truffée d’idées à revendre ! Aussi je pense qu’il faut les écouter et lorsque que c’est possible mettre en œuvre ces idées.
Maintenant le chômage est un phénomène mondial, il existe partout dans le monde. Il est plus ou moins le résultat de la réussite économique d’un pays. Plus l’économie est performante, moins vous avez de chômage. Aussi la concentration doit se faire dans le développement économique, c’est un premier élément. Ensuite la mobilité des jeunes doit être encouragée, que cela soit pour le travail ou pour l’éducation, la formation la recherche. Vous savez en Europe, ils ont mis en place un programme, appelé Erasmus, pour développer les compétences de la jeunesse et outiller les jeunes pour accroître leur employabilité, ce qui permet par ailleurs d’encourager le partage des pratiques innovantes dans le domaines de l’éducation, de la formation et, surtout, de rapprocher les peuples et les cultures. Pourquoi ne pas s’en inspirer ? Quelle plus belle ambition que de favoriser les échanges inter-universitaires, l’acquisition de nouvelles connaissances ou de démocratiser au plus grand nombre l’accès au transfert du savoir ? Récemment nous avons célébré le 250e médecin formé à Djibouti. Dans l’hémicycle, lors de la cérémonie, j’étais heureux de constater qu’étaient présents des jeunes étudiants comoriens inscrits à l’école ingénierie, à l’université de médecine, et qui avaient choisi notre pays pour se former. Ce type d’échange doit se multiplier.
Le troisième élément pour aider à résorber ce taux de chômage sur le continent, c’est de pouvoir créer des fonds qui financent leurs projets et les entreprises qu’ils portent. Il faut un fonds de la jeunesse dédié à cette cause. Au-delà de leur intégration dans les programmes de développement de la ZLECAF, il faut leur préparer des institutions spécialisées pour leur permettre d’accéder à des financements adaptés, à l’instar de ce qui a été réalisé pour le fonds fiduciaires pour les femmes. On va y travailler activement.
Concernant cette migration des jeunes par la mer, c’est une aventure extrêmement risquée. Il faut permettre à cette jeunesse de croire aux potentialités de leur pays et de leur continent. Si les gens pensent que l’Eldorado se trouve de l’autre côté de la Méditerranée, quelles que soient les actions entreprises pour les dissuader ou se développer sur place, ils auront toujours le regard tourné vers ailleurs. Je crois également que nous pourrions inverser l’image de l’Afrique, en tout cas la perception que s’en fait notre jeunesse, lui révéler les opportunités existantes, les ressources abondantes de nos sous-sols… Comment donner de l’espoir à cette jeunesse, comment ouvrir de nouveaux horizons à cette jeunesse, au sein de la Commission, cette problématique sera au cœur des réflexions. Je m’y engage.
Pour promotion d’une image positive de l’Afrique, le cinéma ne serait-il pas un bon vecteur ?
L’affirmation de l’Afrique au niveau culturel à travers le monde est un programme phare. Il y a quinze programmes phares dans l’agenda 20/63. Sur cet aspect, l’Afrique a par exemple un trésor culturel immatériel en matière de langues, une richesse en matière de sites culturels, une richesse en matière d’artefact. Il y a déjà des programmes qui en font la promotion et qui sont pour certains très développés d’autres qu’il faudra mieux valoriser. Prenez l’Afrobeat, l’Union africaine soutient ce mouvement culturel, incarné entre autres par Burna Boy, Wizkid, etc. Toute cette industrie de la musique, exportée à travers le monde, est d’une certaine manière une ambassadrice. Plus de 200 langues africaines sont déjà répertoriées et enseignés. 50 000 enseignants sont formés pour cette mission, repartis dans 11 pays avec des projets pilotes pour enseigner dans les langues africaines, pour continuer à les faire faire rayonner dans le cœur des Africains et éviter ainsi que ces richesses inestimables qui nous ont été léguées par nos aïeux ne disparaissent du fait de la mondialisation. Il y a 300 millions de dollars qui ont été consacrés à la digitalisation des sites culturels sur le continent africain. L’Afrique a une richesse.
Pourtant les médias ignorent cette autre facette du continent, ne transparait que les violences armées, les guerres, les coups d’États, les famines, les sècheresses, les pandémies et les souffrances qui ont fait croitre les déplacements.
C’est ce que l’on appelle les médias streaming, des médias très important dans le monde et qui préfèrent pour audimats, des scoops, montrer des images choquantes, avilissantes plutôt que celles de réussites africaines. L’Afrique n’est pas celle que l’on nous montre dans les médias occidentaux. Je voyage beaucoup dans le continent, je peux vous dire que l’Afrique avance, même qu’elle avance à grand pas. Regardez Accra, Lagos, Addis-Abeba, Cape Town, de nouvelles villes se construisent, comme en Égypte où je me trouvais il y a encore deux jours, avec la nouvelle capitale Al-Masa où des milliards de dollars ont été investis. Je pourrais en dire autant de Dar-el-Salaam, qui connait des bouleversements remarquables. Je crois que l’image qui est donnée de l’Afrique dans les médias est généralement une image qui est tronquée.
Cela ne veut pas dire que l‘Afrique n’est pas confrontée à des défis majeurs mais il faut le savoir nous sommes en retard par rapport aux autres continents en termes de paix et stabilité, c’est une réalité. En Amérique latine dans les années 1970, il y avait des coups d’États partout, aujourd’hui ce continent est pacifié. Il ne faut pas avoir peur de tenir un langage de vérité, si l’on veut être entendu. Notre continent est dans des difficultés énormes, je l’ai dit plus tôt, la précédente décennie, par rapport à celle que nous vivons actuellement, était nettement meilleure. Nous avons dans un laps de temps très court détruits tous les acquis de la dernière décennie. Un gâchis énorme et une perte de temps considérables. Celle-ci est complètement bouleversée du fait de changement anti constitutionnel, par les guerres, les conflits, etc.
Le retour de Trump risque de ne pas arranger les choses sur le continent ?
Nous n’avons pas encore entendu de cette administration une vision politique des Etats-unis pour l’Afrique ou en relation avec l’Afrique. Nous allons juger sur pièces comme on dit.
Toujours sur cette thématique de la nouvelle administration Trump, pourriez-vous nous indiquer ce que représente pour le continent l’aide versée par l’Usaid et surtout quel impact en termes d’emplois détruits, défis sanitaires, voire humanitaires que risques de poser pour notre continent l’arrêt annoncée de cette agence ?
Je peux vous donner des chiffres exacts en ce qui concerne le programme Usaid à Djibouti. Pour le reste du continent j’avoue que je l’ignore encore. Ici le programme Usaid cumulé sur une vingtaine d’années ne dépasse pas 40 ou 50 millions de dollars. Le bureau Usaid à Djibouti a ouvert en 2005, et emploie dans quatre programmes – santé, nutrition, éducation, employabilité -, 195 personnes, dont à peine une vingtaine occupent des fonctions de cadres. Ce ne sont donc pas des milliers de personnes qui y sont salariés. Ils viennent de recevoir un préavis de trois mois avant leur licenciement. Pour l’heure je constate que nous n’avons pas été officiellement saisi par le gouvernement américain pour nous dire que ces programmes allaient cesser.
Est-ce un manque de courtoisie ?
Non je ne pense pas. Je crois qu’ils comprennent que cette décision n’est peut-être pas définitive. Mais pour Djibouti, cela ne représente pas grand-chose, il faut le savoir. Ce ne sont les centaines de millions, voire les milliards de dollars versés ailleurs.
Est-ce que vous pensez que l’aide alimentaire versée par l’Usaid est un frein au développement de l’Afrique ?
Oui, je crois que c’est un problème, même un problème avec un « P » majuscule. Si l’aide est nécessaire, cela revient à dire que nous avons été défaillants et que nous n’avons pas réussi à nourrir notre population. Deuxièmement, ce ne sont pas les aides alimentaires qui permettent aux pays de se développer. La sécurité alimentaire ne peut être subordonnée aux dons alimentaires reçus de l’extérieur. Cette aide perturbe l’économie nationale, elle ne peut être qu’une solution provisoire pour répondre à une calamité, une catastrophe climatique, un séisme, des inondations… Elle est indispensable lorsque les gouvernements font face à des situations d’urgences qu’elle peut soulager, mais elle ne peut pas être permanente. C’est ma position et celle de notre gouvernement. Cet arrêt de l’aide alimentaire de l’Usaid aidera les Africains in fine à se dépasser et à trouver des solutions africaines à nos défis de sécurité alimentaire. A Djibouti, en cas de catastrophe naturelle, nous mobilisons la solidarité nationale, vous l’avez vu encore récemment lors du Covid ou des incendies urbains. Il faut savoir que l’aide des pays occidentaux n’est pas altruiste, il y a toujours des compensations attendues, des contreparties. Il faut le savoir. Récemment lors des effroyables phénomènes climatiques qui se sont abattus sur la Zambie et la Tanzanie, le premier pays à être intervenu pour soutenir ces deux nations a été l’Afrique du Sud. Nous même, malgré nos faibles ressources, lors de terribles attentats en Somalie nous avons immédiatement acheminés sur place des équipements médicaux, des médicaments et une partie de notre personnel médical pour venir appuyer les services sanitaires de Mogadiscio complètement dépassés par le nombre de blessés. Cette entraide, cette solidarité interafricaine existe, elle est forte, sauf qu’elle n’est pas médiatisée, elle n’est pas rendue visible.
Au regard des défis majeurs auxquels l’Afrique a été confrontée lors de la pandémie de Covid-19, quelles mesures concrètes envisagez-vous pour renforcer la résilience du continent et garantir une préparation efficace face aux futures pandémies ?
Sur cette question relative à la lutte contre la pandémie et les maladies chroniques, l’Afrique est dotée d’un centre désigné sous l’acronyme de CDC, qui signifie Centre de contrôle des maladies. Il existe aussi des agences dont celle du médicament (AMA) qui doit être opérationnelle prochainement pour permettre un accès facile, contrôlé et peu cher des Africains aux médicaments.
Les stratégies développés au niveau continental s’articulent autour de l’extension de la couverture médicale universelle, la production de vaccin sur le continent et la lutte contre les pandémies : Mpox, Ebola, sida, paludisme, etc.
Mon ambition est de réaliser pleinement ces objectifs sur lesquels travaillent déjà de nombreuses institutions spécialisées africaines. Je vais continuer a soutenir le CDC et créer les conditions d’une meilleure coordination entre le CTS, le comité technique spécialisé sur la santé dont sont membres tous les ministres de la santé africains, la commission de l’Union africaine et le CDC.
Il n’est un secret pour personne que les élections en Afrique sont pour une large part boycottée par les oppositions, souvent poursuivies et empêchées par les pouvoirs en place. Il semble que les autorités des pays membres de l’UA font souvent appel aux observateurs de l’organisation dont les rapports finaux semblent systématiquement en faveur des gouvernements sortants et ne mentionnent pas les réels problèmes rencontrés lors de l’organisation des consultations électorales. Cela donne l’impression aux Africains et Africaines que l’UA est un soutien aux autorités en place des pays qui font appel à elle.
Avez-vous une approche avec des propositions fortes d’actions qui permettraient de réformer les modalités d’engagement de l’UA dans ces événement, capitales pour la crédibilité de l’Union ?
Les experts qui ont procédé en 2024 au bilan du premier plan décennal ont écrit dans leur rapport que le taux de réalisations de l’indicateur de la bonne gouvernance démocratique (état de droit, justice…) était le plus bas de tous. Les objectifs n’ont été atteints qu’à peine à 17%. En matière de démocratie, d’alternance politique, d’élections, il y a des régressions dans certains pays et des progrès dans d’autres. Il est difficile de généraliser, de mettre tous les pays dans le même panier. Il y a des alternances politiques dans de plus en plus de pays africains. Les exemples ne manquent pas. Je peux citer le Nigeria, le Sénégal ou le dernier en date, le Ghana. Dans ces pays, l’opposition politique a pris le pouvoir. Mais il y a aussi des régressions dans d’autres, comme les coups d’État et les changements anti constitutionnels : Niger, Mali, Burkina Faso, Gabon, Guinée, etc. Donc il y a des régressions dans certains cas et des progrès dans d’autres. En Afrique du Sud, il y a même une coalitions qui gouverne. Il faut donc nuancer, toutes les élections dans le continent africain ne sont pas truquées, ne sont pas biaisées, et on le voit dans des alternances qui sont devenues presque la norme. Cela n’empêche pas que les efforts doivent être poursuivis afin que la charte africaine sur les élections puisse vraiment s’appliquer sur tout le continent. Il ne faut pas baisser les bras et continuer à travailler avec ces États. Les pays où il y a eu des changements anti constitutionnel ont été immédiatement sanctionnés par l’Union africaine. Ils ont été suspendus de participations aux instances continentales. Pour revenir dans le concert des nations, on les oblige au niveau de l’Union africaine à mener à terme les processus de transition et que le pouvoir soit transféré aux civils par le biais d’élections libres et indépendantes. Ce sont des processus que nous mettons en place avec les pays qui ont été mis sous régime de sanction. Maintenant, les pays ne sont pas tous au même niveau de développement économique. Le continent est divers. Les processus de démocratisation ont commencé il y a une trentaine d’années, autour de 1990, avec le multipartisme. Et les États avancent, chacun à son rythme. Il y a un point sur lequel je voudrai attirer l’attention de ceux qui pensent que le modèle européen ou américain peut être répliqué partout. Non je n’y crois pas. L’Asie n’applique pas ce modèle. Ce n’est pas pour autant que la Chine n’est pas un pays développé. Prenez l’exemple du Mali, du Burkina Faso, ou du Niger, où l’alternance s’était déroulée démocratiquement. Cela n’a pas empêché ces régimes élus d’être balayés par des putschs militaires. Il faut donc relativiser l’analyse politique que l’on porte sur les États africains quand il s’agit d’élections et d’alternances démocratiques. Une mise en place d’une démocratie à l’occidentale n’est d’ailleurs comme le disait Winston Churchill, qu’« un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes ». Donc pas le meilleur !
Faut-il alors des hommes forts et des institutions faibles ?
Non, au contraire, cela va de pair. Le décalage n’est pas bon. Les éléments caractéristiques qui définissent les États se sont leurs spécificités culturelles, leur historicité, leurs complexités. Tous les États ont les mêmes aspirations, mais pour y parvenir, ils n’ont pas tous les mêmes institutions, ni les mêmes circonstances internes. Pour moi, un homme fort s’appuie toujours sur des institutions fortes, sinon il s’affaiblit. Créer des institutions fortes permet également d’installer les fondations d’une démocratie ou d’un système politique où la participation populaire est réellement une participation effective, elle n’est pas de façade. Un pays qui a des institutions fortes, c’est aussi la garantie d’une paix et d’une stabilité durable. Un pays qui a des institutions fortes, ce sont les semences du développement futur du pays, et moi je suis de ceux qui appellent à ce que les États africains puissent consolider les institutions nationales et les institutions continentales.
Pourquoi l’Afrique de l’Est est-elle la région la plus tourmentée du continent ?
Je crois que l’Afrique de l’Est a connu de nombreuses guerres dans son histoire contemporaine. Quand il y a des affrontements douloureux dans une région, les répliques, comme pour un tremblement de terre, ont des conséquences désastreuses. Les griefs de part et d’autre deviennent avec le temps de plus en plus irréconciliables. Entre l’Éthiopie et la Somalie il y a eu trois guerres, dont deux dans les dernières décennies. Entre le Soudan du Sud et le Soudan il y a eu 40 ans de guerre. L’Éthiopie a connu en interne des convulsions en alternance pratiquement toutes ces cinquante dernières années. La Somalie, après la guerre avec l’Éthiopie en 1977, n’a pas réussi à se relever. Ces États sont toujours déstabilisés par les conséquences de ces conflits, qui ont notamment fragilisé leurs institutions. Pour revenir sur des bases saines, cela prend du temps. C’est pourquoi, la Corne de l’Afrique est en retard par rapport aux autres régions du continent, en raison de son histoire tourmentées sur plusieurs décennies. Une histoire marquée par des conflits interne. Ce commentaire est une première analyse. Le deuxième élément qui me vient à l’esprit est que c’est une région extrêmement stratégique, extrêmement importante car au carrefour des continents, et donc l’instabilité est parfois alimentée par l’extérieur. Ce n’est pas un facteur qu’il faudrait négliger. Si aujourd’hui les shebabs, les combattants étrangers, ou encore la profusion d’armes sont si nombreux en Somalie, cela peut s’expliquer en partie pour moi par une forme d’ingérence de forces hostiles entretenues, soutenues depuis l’extérieur pour réaliser un agenda qui leur auraient été dicté. On retrouve un peu le même schéma au Soudan. Ce grand pays est un peu le cœur de l’Afrique. Regardez la position géographique du Soudan, il a au moins sept ou huit pays limitrophes. C’est un pays extrêmement stratégique, les convoitises sont nombreuses pour le contrôler, sans parler des ressources minières dont il dispose. Il en est de même pour les pays de la Corne de l’Afrique. Nous sommes sur la ligne maritime la plus fréquentée. Tous les grands pays du monde veulent avoir un droit de regard sur ce qui se passe ici. Alors, les ingérences ne sont jamais loin, il ne faut pas l’ignorer. La Corne de l’Afrique a justement ce poids de l’histoire, cet atout géostratégique qui appelle, incite à ces ingérences de l’extérieur. Et enfin ce qui est très important, cette région a toujours été à l’avant-garde des mouvements de libération du continent. Je pense à tous ces penseurs, ces grands hommes de l’histoire du XXe siècle, qui ont fait le panafricanisme. Beaucoup sont venus d’ici : Julius Nyerere de Tanzanie, Haïlé Sélassié d’Éthiopie, Jomo Kenyatta du Kenya, Hassan Gouled Aptidon de Djibouti. Il n’y avait pas que Nkrumah Kwame à l’Ouest, ou Gamal Abdel Nasser au Nord. Tous ces dirigeants cités – ma liste n’est exhaustive j’en oublie évidemment - ont porté des mouvements de libération et joué un rôle essentiel sur la destinée du continent, il faut que nous en soyons fiers. Ces éléments mis ensemble font que la Corne de l’Afrique demeure une région sous surveillance étroite.
Une véritable guerre d’ingérence – américaine, émiratie, européenne, chinoise et russe - se déroule sous nos yeux, qui exacerbe les antagonismes et les crises sur le continent. Comment faire pour s’en départir ?
Nous vivons dans un monde globalisé, la sécurité du monde est une sécurité collective. Le commerce international est lui aussi globalisé, donc on ne peut pas vivre dans une situation de protectionnisme ou d’isolement. Il ne faut pas rêver. Il ne faut pas penser que l’on pourra vivre tout seul et qu’on ne veut pas entendre parler des autres. Mais il faut organiser ces relations internationales de telles sortes qu’elles soient équilibrées, en partenariats utiles, gagnant-gagnant comme dise les Chinois. Si on arrive à mettre en place des accords, des contrats, des traités, des conventions qui justement gèrent ces relations dans un état d’esprit juste et de solidarité, on ne peut pas arriver à des situations de domination, d’ingérences, etc. L’Union africaine a elle-même des partenariats avec les Nations-unies, l’Union européenne, des liens bilatéraux avec la Corée du Sud, le Japon, la Chine.
Pourquoi l’Union africaine ne dénonce-t-elle pas, ne pointe-t-elle pas du doigt ces ingérences, même lorsque celles-ci sont clairement établies dans des rapports des Nations-unies, je pense par exemple au Soudan ou dans la crise actuelle des pays des Grands Lacs ?
Je vais revenir sur le Soudan, mais avant je voudrai vous donner un exemple sur la région des Grands Lacs : certains pays accusent le Rwanda d’agir dans l’Est de la RDC. Si l’Union africaine tranche définitivement le problème en faveur de l’une ou l’autre des parties, son rôle de médiateur ne serait plus possible. Prenez la crise entre Israël et la Palestine. Comment les États-unis d’Amérique peuvent-ils prétendre être médiateur pour résoudre ce différend territorial qui a plus de soixante-dix ans et établir les conditions de coexistence pacifique entre ces deux peuples ? Comment peuvent-ils avoir cette outrecuidance ? Ils ont déjà pris position ! Ils donnent des armes et des bombes pour réduire en ruines toutes les habitations et infrastructures existantes, rendre les lieux inhabitables pour des décennies, des civils impunément ciblés sont massacrés par dizaines de milliers et comme si cela ne suffisait pas, ils proclament qu’ils envisagent de déplacer de Gaza deux millions de personnes pour les installer ailleurs que sur leur terre.
L’Union africaine veut éviter ce type d’écueil, de partis pris et préserver le dialogue pour amener à la raison les belligérants. Ce ne sont pas les Nations unies, l’Union européenne ou les États-unis qui vont dire ce que l’on doit faire pour ramener la paix et faire taire les armes. Pour pouvoir poser un bon diagnostic et s’efforcer de résoudre les problèmes africains par des solutions africaines, il faut que l’Afrique, la Commission, les institutions spécialisées, les mécanismes associées travaillent avec les États en conflits pour les rapprocher. Pour cette raison nous avons désigné des champions pour la paix, comme João Lourenço, président de l’Angola, qui a été mandaté pour rebâtir cette confiance et les liens entre ces deux pays en conflit. Imaginez que la réunion du 7 février, qui doit réunir les deux parties, arrive à la conclusion que l’Union africaine prenne une position publique sur la situation des Grands Lacs. Je ne suis pas certain que cela fera avancer le schmilblick, et permettra de régler des problèmes qui sont chroniques. Certains ne sont pas cet avis, et prônent que l’Union africaine tape sur la table. Mais est-ce qu’ailleurs cela a fonctionné ? Est-ce que cette approche a été constructive pour le cas de l’Ukraine ? Est-ce que les résolutions, les condamnations internationales, sanctions économiques ont permis de ramener la paix en Ukraine ? Il faut réfléchir autrement, comme dise les Anglais « Out of box », sortir de la boite, prendre de la hauteur, sortir des sentiers battus si l’on veut avancer. Nos amis européens sont coincés dans la posture qu’ils ont adoptée. Mais où est la solution ? Il faut revenir à la table de discussion, ne jamais rompre le fil tenu de la conversation, poursuivre les échanges, proposer une forme de négociation, d’arrangement, et pour ce faire, il est indispensable que la partie médiatrice puisse avoir le détachement nécessaire pour essayer de trouver des points d’accords possibles.
La question de l’ingérence est très sensible : comment expliquez-vous que l’Union européenne soit parvenue à imposer à YouTube de ne plus distribuer les chaines Russia Today (RT) et Sputnik sur notre continent ? Prétendre décider à notre place pour nous protéger de l’influence de la propagande russe n’est-ce pas infantiliser les Africains ? Paradoxalement, Russia Today (RT) et Sputnik sont toujours accessibles aux États-Unis sur YouTube.
Êtes-vous sur de cette affirmation ? J’ai vu de nombreux pays en Afrique ou RT et Sputnik sont accessibles. Ce n’est pas un ban global. Peut-être que des bouquets venant d’Europe ont pu retirer de leur programmation les médias russes. Pour YouTube, je ne sais pas je vais me renseigner, par contre ce que je sais, c’est que si vous avez un bouquet DStv que l’on trouve un peu partout en Afrique, ces chaines y sont présentes. Enfin il faut savoir aussi qu’aujourd’hui YouTube n’a plus l’emprise mondiale qui était la sienne. Elle se voit damer le pion par TikTok, et d’autres, la concurrence est ouverte.
Après la politique du deux poids deux mesures, les Africains ne devraient-ils pas quitter la Cour pénale internationale (CPI) ?
Qu’est-ce que l’on appelle le droit international ? Le droit international a été mis en place avec ses mécanismes et ses institutions judicaires, Cour internationale de justice, Cour pénale, etc. Elles ont été mises en place pour préserver la paix après la Seconde Guerre mondiale, comme beaucoup d’autres institutions sur le même modèle qui agissent au niveau régional, ou encore continental, afin de créer à travers le monde une situation d’apaisement. Et le cas échéant, juger des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, génocide, épuration ethnique… Le crime de génocide au Rwanda a été parfaitement établie par ces institutions judiciaires internationales. Si ces institutions ne fonctionnent plus, c’est la justice internationale qui va en pâtir et créera à travers le monde une situation d’instabilité. On ne peut pas ne pas le comprendre. Ces institutions internationales ont été créées pour préserver la paix. Si on commence à les fouler aux pieds et à les déconsidérer, voire même à sanctionner les juges de la CPI parce qu’ils auraient lancé un mandat d’arrêt contre X ou Y, on est en train de mettre la paix mondiale en jeu. C’est un constat que l’on ne peut pas prendre à la légère. Deuxièmement, je dois rappeler que pendant longtemps on a assimilé la CPI à un tribunal pour responsables politiques africains, je crois que ce n’est plus le cas. Les dirigeants de petits pays influents, de grands pays, se voient aussi poursuivis pour des crimes qu’ils auraient été présumés coupables, d’autres sont mêmes mis aux arrêts, je pense notamment à Slobodan Milošević. Ce qu’il faut retenir, c’est que la CPI est une institution internationale importante pour la paix dans le monde. Elle est nécessaire, elle doit être consolidée, ses décisions judiciaires ne doivent pas être entachées par des considérations politiques, c’est ça qui est important. Certains pays ne sont pas signataires de ce traité, pour autant cela ne limite pas le travail de l’institution et particulièrement de ces juges, qui examinent des crimes. Peu importe que votre État en soit membre ou pas, ceux qui sont présumés coupables seront poursuivis et jugés sur leurs actes. Cette institution joue son rôle, elle doit continuer à œuvrer.
Dans un monde en fragmentation, les chocs de souverainetés se déroulent dans un environnement changeant, ou les règles de droit international sont peu mobilisées dans les négociations ou les stratégies d’influence, la volonté de non alignement de la plupart des pays africains n’est-elle pas soumise à rude épreuve. Comment faire pour que l’Afrique maitrise son destin ? Quel avenir voyez-vous pour l’Afrique dans la nouvelle donne géopolitique et géoéconomique fragmentée ? Comment renforcer la défense de l’Afrique face à la montée des menaces et des convoitises ?
J’ai une position sur cette question en tant que candidat à la présidence de la Commission africaine. La place de l’Afrique se trouve dans le Sud global. Vous voyez nous sommes dans un monde qui est en train de se polariser et cette polarisation a des noms : Brics, OTAN, Union européenne, Indopacifique, etc. Je pense que le Sud global doit s’organiser et défendre ses intérêts à l’instar des autres entités qui se mettent sur le même rang. L’Afrique, dans l’immédiat, ne peut pas se positionner toute seule par rapport à ces grands groupes d’influence dans le monde. On parle de l’Indopacifique, c’est une forme de polarisation. L’indopacifique, c’est les Occidentaux avec un certain nombre de pays d’Asie pour contrer l’influence chinoise. L’OTAN, c’est défendre l’Europe et les États-unis si jamais un des pays de cette composante était attaqué. Et dans toutes ces compositions, où se trouve l’Afrique ? Nous n’avons pas toutes les capacités pour nous positionner seuls face à ce monde multipolaire. En attente de pouvoir nous tenir debout seuls et faire face à ces nouveaux dangers qui nous guettent, prenons toute notre place aux côtés du Sud global, aux côtés des Brics. Voilà la position que je défendrais si je suis élu.
Une position qui rappelle la ligne de Bandung ?
Le mouvement des non-alignés, né à Bandung en Indonésie en 1955, trouve son origine dans les antagonismes irréconciliables entre les deux blocs de l’époque, l’Ouest et l’Est. Alors, il y avait deux groupes, autour du Pacte de Varsovie et de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). C’est dans ce contexte, que le mouvement des non-alignés a vu le jour et a revendiqué son droit de n’appartenir à aucune coalition militaire. Depuis sa création il y a soixante-dix ans, le monde a évolué, il est en mutation. Il faut accompagner ces nouveaux équilibres, et je crois que le nouveau pôle est celui des Brics, dans lequel peuvent se retrouver les pays du Sud global habités par l’esprit, la philosophie prônée par la ligne de Bandung. La tendance est que les Brics s’élargissent, l’Afrique y prendra toute sa part.
Propos recueillis par Mahdi A.
Excellence, je vous adresse mes vœux de réussite les plus sincères pour votre candidature à la présidence de la Commission de l’Union africaine. Votre engagement et votre leadership seront des atouts majeurs pour l’unité et le développement du continent.
Bonne chance dans cette mission d’envergure !
L’Union africaine a besoin de jeunes engagés et ambitieux pour relever les défis de demain et construire un avenir prospère pour notre continent.
L’homme qu’il faut MAY.
Bon chance Mr le ministre
Continue d’avancer Mr Mahmoud Ali Youssouf
Je te souhaite bon réussite