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Dévaluation du prix de la vie, déperdition du sens de la mort
 

Preuve que toutes les vies ne se valent pas, toutes les morts non plus. Alors que les conflits intercommunautaires ont fait des centaines de victimes dans les régions Afar et Somali, mettant aux prises Somali et Oromo, puis Afar et Somali, jamais l’opinion publique éthiopienne, régionale, ou internationale, n’y avait vu un risque pour toute l’Éthiopie.
Il s’agissait tout juste de rivalités périphériques, sans aucune incidence sur la réalité et la stabilité du pouvoir central, fédéral, surtout lorsqu’il s’agissait de peuples dominés, instrumentalisés, réduits à la misère et au déclassement collectif dans la « course à la mort » de la mondialisation.
Mais, deux décès « importants » plus tard, l’un dans la capitale fédérale Addis-Abeba et l’autre dans celle de la région Amhara, Bahr-Dar, deux cibles choisies en fonction de leurs hautes responsabilités politiques ou militaires, c’est tout de suite la dramatisation et les plus légitimes inquiétudes quant aux incertains lendemains à venir, considérant le théâtre des opérations (le véritable centre du pouvoir), le mode opératoire (des actions-commandos méthode guérilla urbaine) et les belligérants impliqués (ayant la logistique pour accéder à ces foyers).
Si, samedi dernier, le Premier ministre éthiopien s’est exhibé à la télévision en treillis militaire, ce n’était nullement une mise en scène outrancière. Il a effectivement le grade de lieutenant-colonel dans l’armée fédérale éthiopienne, et c’est donc un homme politique en uniforme sous un costume-cravate. Il n’est pas le seul : pratiquement toute la classe politique éthiopienne actuellement sur le devant de la scène (à commencer par les partis au pouvoir de la coalition EPRDF) est composée de figures appartenant à des formations politico-militaires, des « fronts armés » en langage facile, hier engagées dans la lutte armée contre le Derg de Mengistu. Éléments ayant donc tous une formation et un grade militaires.
L’apparition du Premier ministre éthiopien en treillis militaire à la télévision nationale avait au moins trois fonctions :
1) souligner la gravité des événements qui l’ont obligé à suspendre le processus démocratique pour afficher sa détermination à combattre militairement les fauteurs de trouble qui ont attenté à la vie de responsables politico-militaires à Addis-Abeba et à Bahr-Dar. Car, rappeler qu’il est avant tout militaire et surtout officier du renseignement militaire, c’est poser les limites d’un régime qui n’hésite pas à utiliser des tanks pour qu’ils tirent sur de paisibles manifestants, comme lors des dernières élections générales, dont est issu l’actuel Premier ministre lui-même ;
2) rappeler que, selon ses vœux et son seul bon-vouloir, l’Éthiopie est résolument engagée dans un processus de démocratisation, de pacification et de réunification, seul à même de contrer les violentes intentions réactionnaires des forces belligérantes, ce samedi 22 juin, comme depuis l’année dernière à Dire-Dawa et dans les deux régions Afar et Somali ;
3) inviter la communauté internationale occidentale à soutenir davantage son processus politique qui met l’Éthiopie à la disposition de la globalisation des échanges, de la mondialisation : les peuples pastoraux doivent être marginalisés, surtout si leurs terres peuvent être rapidement rentabilisées par une agriculture extensive.
Mais, ce faisant, en s’habillant de treillis kaki, le Premier ministre éthiopien a déshabillé, mis à nu ce qui se présentait comme une démocratie avancée, pacifiée : comme la plupart des régimes politiques en Afrique, l’Éthiopie est une « démocrature » selon l’oxymore consacré, à savoir un régime militaire déguisé en pouvoir civil.
Les prochaines élections générales seront déterminantes car, en dernière instance, c’est bien l’armée fédérale qui détient encore le pouvoir en Éthiopie. Elle est composée d’éléments de troupes et d’un état-major directement hérité de la période de lutte armée contre le Derg.
Car, ce que sait Abiy Ahmed et, ce sur quoi il est jugé et jaugé, c’est qu’il a un capital politico-militaire bien moindre que de nombreux dirigeants éthiopiens, et d’abord dans sa propre formation politico-militaire, l’OPDO (Oromo People’s Democratic Organisation), à la tête de laquelle il a été porté par un heureux concours de circonstance qui ne reflète en rien son véritable poids au sein de la communauté oromo, elle-même très fortement et durablement divisée par la religion.
Mais rien n’y fera : sans souhaiter la dislocation de l’Éthiopie, cet épisode de reconfiguration du rapport de force entre les principales ethnies en présence, à travers les derniers événements sanglants et leurs prolongements, plaide en faveur d’une reconduction des États régionaux, dans le respect des délimitations territoriales et des prérogatives garanties.
Le temps de l’Éthiopie impériale, aux frontières offertes par les colonialismes occidentaux, est définitivement fini. Que cette Éthiopie impériale soit amhara, tigré ou qu’elle se prétende aujourd’hui oromo. Un nouveau modus vivendi devra être défini, de façon consensuelle, dans lequel les petits règlements de compte et actions d’élimination physique n’auront aucune place.
In fine, que s’est-il réellement passé ? Un coup d’État ? Rien de moins sûr, tant l’opus operatum n’avait pas cette envergure. Mais, mise en scène ou pas, une chose est sûre : à moins d’un engagement à la marge, d’une dimension régionale impliquant ses voisins en dehors des frontières, c’est au niveau du pouvoir fédéral et des luttes pour en prendre le contrôle, non par les urnes mais par leur confiscation par les forces armées fédérales impliquant, comme ailleurs en Afrique des soubresauts démocratiques, des confiscations des urnes et des réactions populaires pour se réapproprier le verdict des urnes.
Pratiquement impossible, tant les forces de défense et de sécurité sont corrompues, perverties (impliquées dans la contrebande), donc peu enclines à combattre ou à se sacrifier pour l’intérêt national, en Éthiopie comme à Djibouti ou ailleurs. Sous nos tropiques, les gens en uniformes ne sont là que pour défendre un système politique, une dictature, tant qu’ils se croient assurés de l’impunité
C’est oublier que cette histoire condamne les traîtres, à la mort s’il le faut ; et c’est toute la symbolique du Premier ministre éthiopien en treillis militaire : (j’avais le même accoutrement lors de la cérémonie d’ouverture des négociations de paix entre le régime djiboutien et la guérilla du FRUD en 2000).
A savoir que, dans nos contrées, ce sont les armes qui tranchent en fin de compte, car il n’y a aucune instance de règlement des conflits. Le lieutenant-colonel docteur a raison de montrer ses muscles militaires : malheureusement, seule tranchera la force brute et brutale. L’Éthiopie est entrée dans une ère d’instabilité dont personne ne peut prédire l’issue.
En attendant, le carnage continue à la périphérie de l’empire éthiopien, où Afar et Somali se massacrent presque dans la joie, tels des crabes dans un panier. Ces vies ne valent que si peu. Parce qu’ainsi en ont décidé les leaders.
Le Premier ministre éthiopien est apparu en tenue militaire pour rappeler qu’il était un militaire et que seul un règlement militaire était possible. Partout ? Mais, dans une démocratie, un militaire a-t-il le droit d’exercer une activité politique découlant d’un mandat électif ?

Cassim Ahmed Dini

 
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