Depuis sa disparition en 2013, la descendance de feu Hajji Djama Sed Selel, ses proches et amis ainsi que les habitants du Quartier 4 se retrouvent tous les 20 avril pour une cérémonie de mawlid, un moment de communion et de prière en souvenir du défunt patriarche.
Feu Hajji Djama Sed Selel fait partie des figures djiboutiennes historiques dont l’engagement social et politique représente parfaitement l’esprit de fraternité et de générosité qui demeure un trait distinctif de la culture djiboutienne.
Haji Djama Sed Selel appartient à une génération d’hommes et de femmes du siècle dernier qui fut pionnière dans l’édification d’une urbanité « djiboutoise ». L’apport de cette génération dans la construction de l’identité sociale et culturelle djiboutienne fut remarquable et reste inégalée.
Les premiers « Djiboutois », expulsés du plateau vers 1900, s’installent dans la plaine alluviale que l’on appelait alors « Bender Jedid ». C’est ainsi que se forment progressivement les Quariers 1, 2, 3 4… au gré des nouvelles installations. Au cours du XXe siècle, les habitants de cette zone d’habitat populaire, aux origines très diverses, vont jouer un rôle central dans l’émergence d’une conscience nationale.
La figure de Hajji Djama Sed Selel est particulièrement important » particulière pour les habitants du Quartier 4 en raison de son parcours de vie caractérisé par un engagement social et politique exemplaire.
Djama Sed voit le jour en 1917 à Wea, sur les berges de l’immense lit de l’oued du même nom. La petite localité se trouve alors au cœur d’une vaste zone de transhumance, partie d’un terroir parcouru par des pasteurs transhumants et qui constitue de nos jours une espace péri-urbain de la capitale.
Djama Sed est l’enfant unique du premier mariage de son père, Sed Selel, avec Oubah Miaad qui décède quelques années plus tard. Cette disparition de la figure maternelle laisse un vide abyssal dans le foyer familial, qui a du mal à s’en remettre. Face à ce drame, le jeune Djama fait pourtant preuve de maturité et de détermination. Il encourage son père à mettre un terme à son veuvage afin d’assurer une vaste descendance à la famille paternelle. Pour le jeune Djama, conformément aux us et coutumes de ce temps, il est crucial d’échapper au statut peu enviable d’enfant unique dans un contexte où les lignages et les fratries élargies sont de solides gages de sécurité et de prestige social.
Au début des années 1930, le jeune Djama décide d’aller explorer les possibilités qui pourraient s’offrir à lui en ville, et s’installe au Quartier 4. Débrouillard et mue par une ferme volonté de s’émanciper, Il parvient à dénicher un emploi auprès d’un bijoutier yéménite qui va l’initier au métier de l’orfèvrerie. En parallèle, il suit des cours du soir dispensés gratuitement à l’école franco-islamique « Al Najahiya ». Cette institution de bienfaisance, waqf, toujours en activité a été fondée au milieu des années 1930 par Ali Coubeche, le grand-père de Magda Said Ali Coubeche, actuelle PDG des Établissements Coubeche. Cette institution éducative qui fonctionne toujours est un haut lieu de la mémoire collective djiboutienne.
Au début des années 1940, il subit le blocus britannique, appelé localement Kirmii, qui se termine en 1942 avec le ralliement de la Côte française des Somalis aux Alliés, Une nouvelle ère faite d’espérance et de combat pour le progrès social et l’émancipation politique commence pour les habitants du pays.
Djama Sed quitte son premier emploi dans la bijouterie. Fasciné par la mécanique automobile, il est embauché comme mécanicien et est envoyé dans les infrastructures militaires à Obock vers la fin des années 1940. C’est lors de ce séjour Obockois qu’il va parrainer de très jeunes élèves originaires du Sud du pays placés en internat à Obock, dans le premier établissement scolaire public installé dans le Nord du pays. Parmi eux se trouvent des personnalités qui vont s’illustrer dans l’histoire de la République de Djibouti, comme Ismaël Guedi Hared, Aden Robleh Awaleh ou Youssouf Ali Chirdon….
C’est aussi à Obock que Djama se lie d’amitié avec le regretté Robleh Boulaleh Robleh « Dagoweyne », un des tout premiers autochtones engagés dans l’enseignement et qui a marqué l’histoire de l’école à Obock, où un établissement scolaire porte toujours son nom. Djama Sed se marie à Obock, mais sa femme meurt avec son premier enfant au cours de l’accouchement.
Il regagne la ville de Djibouti au début des années 1950 et se réinstalle au Quartier 4 ou il a conservé des solides attaches. C’est désormais un homme mature, toujours posé, réfléchi, entouré de l’estime et de la confiance des siens.
Hajji Djama Sed Selel obtient un emploi de mécanicien dans une entreprises de Djibouti, la société maritime Savon & Ries. C’est au sein de cette entreprise qu’il accomplira la suite de sa carrière professionnelle
Les années 1950 à Djibouti sont marquées par un certain boom économique généré par le fret import et export avec l’Éthiopie. Pour désengorger le port, et s’affranchir de l’exclusive du ferroviaire, on commence à explorer l’option du transport par la route, malgré l’absence d’une artère macadamisée digne de ce nom qui verra finalement le jour qu’à partir de 1975 avec l’achèvement du corridor routier Dikhil-Galafi. Cette première piste carrossable entre Djibouti et l’Ethiopie qui sera empruntée dès les années 1940 par les poids lourds relie alors Djibouti à Dire-Dawa.
Les grandes sociétés du transit comme la Savon & Ries vont se doter d’une flotte de camions. Les compétences techniques et celles en particulier des mécaniciens chevronnés comme Hajji Djama vont désormais s’avérer très utiles. C’est au sein de cette entreprise qu’Il va former de nombreux jeunes à la mécanique et contribuer ainsi à l’émergence d’une nouvelle génération de techniciens spécialisés dans la mécanique. Le jeune Djama fait partie des trois premiers détenteurs du permis de conduire de l’histoire du pays avec sa licence qui arbore le numéro 3.
Son parcours professionnel sera sanctionné par l’obtention en juillet 1959 de la Médaille d’Honneur du Travail, délivrée après 25 ans de services. Cette décoration est décernée par le ministère du Travail de la République française aux travailleurs exemplaires, aussi bien alors dans l’Hexagone que dans les colonies.
Les années 1960 représentent un tournant dans l’histoire politique du pays. Le quartier 4 qui jouxte la fameuse Avenue 13, fonctionne un peu comme l’épicentre des toutes les dynamiques politiques, sociales et culturelles. Toutes les organisations politiques des les décennies 1960 et 1970 y établissent leur siège et opèrent dans cette zone de la capitale.
Durant cette période, Hajji Djama Sed s’illustre dans la création du Parti du Mouvement Populaire (PMP) dont les militants proviennent largement du Quartier 4. Le PMP créé la surprise en 1964 lors des élections législatives en faisant élire son candidat, Moussa Ahmed Idriss, comme député de la Côte française des Somalis à l’Assemblée nationale à Paris.
AU cours de son engagement militant en faveur de l’indépendance et dans les épisodes difficiles de l’histoire du pays, Hajji Djama Sed saura rester une personne conciliante, pondérée et toujours soucieuse de privilégier l’intérêt général. Sa parfaite maitrise des règles et des procédures du droit coutumier et sa compréhension des mentalités de son époque en firent une personnalité soucieuse de paix, au-delà de tout esprit de factionnalisme, il œuvre pour le rapprochement et la réconciliation de ses compatriotes dans les moments tragiques.
« Birii wey Boodaa »
« Une lame de fer peut échapper à tout contrôle,
mais la justice doit rester ferme et immédiate. »
El Hadj Djama Sed Selel
Le meilleur exemple de son héritage dans ce domaine est ce que l’on a appelé la loi « Birii wey Boodaa », une norme juridique qui fait date. Il s’agit d’un instrument juridique visant à renforcer la justice et la cohésion sociale. « Birii wey Boodaa » (traduisible par Une lame de fer peut échapper à tout contrôle) est l’une de ses initiatives. C’est un principe de droit qui instaure une compensation unilatérale dans des situations où un individu cause la mort d’une personne lors d’un accident impliquant un véhicule, une moto ou même une charrette tirée par un animal. Selon cette règle, l’auteur de l’accident doit verser une compensation (prix du sang) immédiatement et directement, sans attendre une décision judiciaire ou l’approbation de la famille de la victime.
Cette approche vise à apaiser les tensions, à éviter les conflits prolongés et à garantir une réparation rapide et équitable. Elle repose sur la responsabilité individuelle et la reconnaissance de la valeur de la vie humaine.
Un exemple personnel de justice
El Hadj Djama Sed a incarné les principes qu’il défendait. Son fils étant impliqué dans un accident de la route ayant causé la mort d’une personne, il appliqua sans broncher la loi qu’il avait lui-même instaurée. Les membres de sa « tribu » se sont proposés pour partager les frais de compensation, mais Djama Sed a refusé catégoriquement leur aide, affirmant que cette action devait servir d’exemple à toute la communauté issa et au reste de la société djiboutienne. Ce geste marqua profondément les esprits et renforça la légitimité de la loi.
Avec le temps, cette règle de justice et de réparation a dépassé les frontières de Djibouti pour être adoptée dans des pays voisins. Aujourd’hui connue sous le nom de « Loi Haji Djama », en hommage à son initiateur, elle est utilisée comme modèle dans la gestion des conflits liés aux accidents et aux compensations.
La jurisprudence se définit comme l’ensemble des décisions rendues par les tribunaux. Elle permet d’interpréter et d’adapter les lois aux situations concrètes et se construit progressivement grâce à l’exercice de la justice. La loi instaurée par Djama Sed illustre parfaitement ce mécanisme :
• Elle a d’abord été une règle coutumière, appliquée dans un contexte local.
• Avec le temps et son application à des cas concrets, elle a gagné une adhésion populaire qui lui a donné une valeur normative.
• Aujourd’hui, elle influe sur les pratiques judiciaires et communautaires bien au-delà de son lieu de naissance.
Ainsi, l’article « Birii wey Boodaa » n’est pas seulement un texte coutumier, mais une véritable jurisprudence vivante, qui continue d’évoluer et de servir de référence en matière de justice réparatrice.
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Hadj Djama Sed accompagné de son plus jeune fils après avoir été décoré de la Grande Etoile de Djibouti par Hassan Gouled Aptidon
Photo de Johar Mohamed, Johar-Studio, Quartier 4
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Au début de 1977, Hadj Djama Sed fait partie de la délégation des représentants provenant de toutes les composantes et classes sociales du pays qui font un déplacement à Mogadiscio à l’invitation des autorités somaliennes. Pour Hajji Djama Sed c’est un moment historique qui symbolise l’expression du remerciement et de la gratitude du peuple djiboutien à l’endroit de la Somalie pour son rôle déterminant dans l’accession de Djibouti à l’indépendance.
Au Quartier 4, Hadj Djama Sed Selel est toujours resté à l’écoute. Les portes de sa maison familiale étaient grandes ouvertes à tous les déshérités et personnes vulnérables. Il fut un homme activement engagé dans la solution de nombreux litiges et conflits qui opposaient ses contemporains, toujours soucieux du respect et de la dignité de l’autre.
Hajji Djama Sed Selel s’est éteint paisiblement le 20 avril 2013, à Bordeaux, des suites d’une longue maladie, laissant derrière lui onze enfants et une quarantaine de petits enfants.
La génération des pionniers à laquelle appartenait Hajji Djama Sed Selel et sa contribution à l’édification d’une conscience djiboutienne demeure un modèle de référence. Aujourd’hui, on constate l’intime conviction partagée par les Djiboutiennes et les Djiboutiens que cette génération a tissé les liens intercommunautaires au fondement de l’identité sociale et culturelle djiboutienne, faite de générosité, de respect de la dignité humaine et de quête de justice.
Le rappel de ce souvenir associé à la figure emblématique de Hajji Djama Sed reflète le parcours social et l’itinéraire exemplaire d’une figure nationale dont la vie tout entière a été inlassablement dédiée à la résolution des litiges, conflits et des déchirures auxquels fut confrontés la société djiboutienne tout au long de cette période cruciale de son histoire. C’est à ce titre que le leg mémoriel de Hajji Djama Sed Selel mérite d’être préservé, célébré et transmis aux générations actuelles.
C’est pourquoi il est nécessaire de créer une « Maison djiboutienne de la médiation interculturelle et des solidarités », afin d’exprimer la reconnaissance nationale et d’honorer et renouveler dans l’esprit des nouvelles générations le combat altruiste de cette génération. Il faut préserver cet esprit de concorde fraternelle et de générosité d’âme si caractéristique de la société djiboutienne et de préserver sa transmission trans-générationnelle.
Mohamed Ahmed Saleh