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En aparté avec… Ali Moussa Iyeh
 

Le xeer issa (xeer ciise [1]) vient d’être inscrit au patrimoine mondial culturel immatériel de l’Unesco. C’est un immense succès dans la valorisation de notre patrimoine culturel et surtout l’occasion pour en tirer les leçons qui s’imposent et envisager la promotion de l’ensemble de nos valeurs et cultures endogènes.
Ali Moussa Iyeh, que l’on ne présente plus, nous a fait l’honneur d’un large entretien pour aborder une série de question autour de ces défis.

Qu’est-ce que l’inscription du xeer issa sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité peut apporter aux pays qui l’ont soumis à l’Unesco ?
C’est d’abord, une reconnaissance internationale à la fois des principes et des valeurs universelles du xeer issa mais aussi de la créativité singulière des communautés qui l’ont produit. C’est un motif de fierté qui peut renforcer leur confiance en soi et leur réappropriation de cet héritage. Cette reconnaissance a déjà donné naissance à des débats intéressants sur la diversité du patrimoine culturel djiboutien et sur le dialogue interculturel qui pourrait contribuer à la compréhension mutuelle et au rapprochement.

Beaucoup de choses sont dites sur le xeer. Quelle est justement selon vous sa particularité ?
Le xeer est le produit d’une société pastorale organisée autour de la rationalisation des maigres ressources disponibles dans son environnement. Cette « gestion de la pénurie » a permis de penser un système de gouvernance, de solidarité et de relations sociales intéressant à plus d’un titre. Le xeer issa est d’abord un exemple de la créativité des sociétés africaines confrontées à des bouleversements sociopolitiques, démographiques et économiques C’est un système holistique qui comprends plusieurs composantes : un cadre ontologique et cosmogonique qui reflète la cosmovision ou la vision de l’univers et de la finalité de la création, une constitution politique qui définit le type de gouvernance et de partage du pouvoir, un code pénal qui règle les litiges et protège l’intégrité physique, les biens et l’honneur des individus et groupes et enfin un code de conduite éthique pour favoriser le vivre ensemble. Ce système se distingue par la rigueur de sa structuration et par la codification précises de ses lois. Malgré son caractère oral, le xeer issa a fait l’objet d’une rigoureuse élaboration qui le différencie des autres corpus de connaissances. C’est un ensemble de principes, de normes et de lois qui forme un système au sein de la culture pastorale et possède son histoire, sa doctrine, sa littérature, ses spécialistes et même son « jargon ».

Dans quel contexte le xeer est-il apparu ?
Le xeer est le produit d’une histoire particulière, celle des peuples couchitiques de la Corne de l’Afrique. Selon les recoupements historiques que nous avons effectués, le xeer fut élaboré vers la fin du XVIe siècle de l’ère chrétienne, une époque charnière pour les peuples de la Corne de l’Afrique. Durant la seconde moitié de ce siècle, cette sous-région a connu de profonds bouleversements et des calamités naturelles qui ont conduit à une reconfiguration sociale, politique et démographique. C’est le siècle où les florissantes cités-États musulmanes autour de la mer Rouge telles que Harar, Zeila, Berbera, Tadjourah, etc., tombent en décadence, sous la pression du royaume chrétien d’Abyssinie soutenu par les puissances occidentales et de l’expansion des grandes migrations du peuple Oromo. Tout l’édifice politique et social élaboré depuis le XIe siècle dans ces cités protégées par leurs remparts fut détruit. Le processus de détribalisation et de construction d’une citoyenneté urbaine facilité par les échanges commerciaux et le brassage culturel dans ces cités multiethniques fut interrompu. Le climat d’insécurité a ravivé les atavismes ethniques et tribaux. La tribu, le clan sont (re)devenu des refuges sécurisants contre cette insécurité.
C’est à cette époque que la Corne de l’Afrique connut des mouvements migratoires importants qui changèrent considérablement la carte démographique et les rapports entre les différents groupes ethniques. Certains de ces groupements n’ont pas survécu à ces bouleversements tandis que de nouveaux se sont formés. Il y a eu un phénomène de « retribalisation » et de « renomadisation » des populations citadines qui ont rejoint en brousse leurs communautés d’origine ou de nouveaux regroupements pouvant leur offrir la sécurité et la solidarité nécessaires. Le xeer fut donc le produit de cette période d’anarchie et de violence, similaire à celle que vit aujourd’hui la Somalie après la guerre civile. La confédération des communautés qui s’est formée autour de la loi du xeer a constitué un de ces nouveaux groupements qui s’appelle les Issas. Le xeer a offert à des communautés menacées un nouveau cadre éthique, politique et social pour établir de nouveaux modèles de défense, de solidarité et de cohésion sociale. Il a fondé une nation autour d’une série de lois constitutionnelles.

Quels sont les principes fondateurs de ce système ?
Longtemps avant les constitutions occidentales qui servent aujourd’hui de référence universelle, ses fondateurs avaient réfléchi et répondu à leur manière aux questions fondamentales sur l’exercice du droit et du pouvoir dans la société humaine. Des principes comme l’égalité, l’origine humaine de la loi, l’inviolabilité des règles, l’universalité des droits qui sont au centre des débats politiques, ont été abordés par les fondateurs du xeer. Pour en faciliter la mémorisation et une transmission démocratique, les principes qui fondent la philosophie politique du xeer ont été énoncés et conservés dans des métaphores et surtout dans les règles rythmiques très strictes de la poésie somalie. Parmi ces principes on peut citer le principe de l’origine humaine de la loi ; le principe de l’égalité ; le principe de l’état de droit ; le principe de la primauté de la loi ; le principe de l’inviolabilité de la loi ; le principe de la libre expression ; le principe du communalisme ; le principe de contre-pouvoir ; le principe d’une justice de compensation et de réparation ; le principe du devoir de solidarité mutuelle. Le xeer englobe quatre composantes principales :
 Un cadre ontologique et cosmogonique qui définit la vision du monde, de l’univers, de de la création divine des Issas qu’ils partagent d’ailleurs avec beaucoup d’autres communautés de la région,
 Un code pénal, qui établit un système de justice communautaire, axé sur la réconciliation et la compensation et dont le but ultime n’est pas de punir mais de réparer,
 Une constitution politique, qui définit la répartition du pouvoir entre les différentes institutions et le processus de leur prise de décision. Elle comprend quatre organes, qui exercent différents types de pouvoir, d’une manière très intéressante,
 Enfin, un code de conduite sociale qui définit une série de principes et de valeurs métaphysiques, spirituels et socioculturels pour orienter les comportements éthiques collectifs et individuels.

Quels sont les enseignements que l’on pourrait tirer du xeer issa aujourd’hui ?
Au-delà de l’étonnante technicité du xeer et de son intérêt anthropologique, l’étude de ce contrat socio-politique nous introduit à un autre type de droit, de démocratie, que j’appellerai plutôt de kritocratie, le gouvernement par les juges, bref le xeer nous introduit à une philosophie politique africaine qui pourrait inspirer la quête actuelle de modèles endogènes de gouvernance. En effet, dépassant les pesanteurs géopolitiques et socio-culturelles de leur époque, les fondateurs du xeer ont pensé une théorie et une pratique de l’exercice du pouvoir dans la société humaine qui interrogent et relativisent certains paradigmes de la science politique moderne. Ils ont pensé un système politique où le pouvoir est sectionné et contrebalancé.
Outre la conception d’un pouvoir qui nécessite d’être contrebalancé et contrôlé, la philosophie du xeer se caractérise encore par la primauté accordée au libre choix et à la libre adhésion au consensus socio-politique. La composition paritaire des assemblées où tous les clans de la confédération sont représentés et la transparence de la prise de décision facilitent ce procédé. La loi de la majorité en vigueur dans les démocraties modernes est remplacée dans le xeer par celle du consensus dans le processus de prise de décision. Les Issas préfèrent repousser une prise de décision jusqu’au « douxième arbre », c’est-à-dire épuiser les douze possibilités de recours prévues par la loi, afin d’atteindre le plus grand consensus possible. La notion de contrainte par la force est étrangère au xeer qui n’a même pas prévu un organe de coercition pour l’exécution des lois. Pour ses théoriciens, l’adhésion au contrat socio-politique doit résulter d’un acte volontaire, réfléchi et libre. Une loi est d’autant mieux respectée que ceux auxquels elle s’applique, qui ont compris sa nécessité et son utilité pour eux-mêmes.
Bien que le xeer institue un système dans lequel les décisions sont prises par consensus après de longs débats publics impliquant la participation de tous les hommes de la société, il ne s’agit pas d’une « démocratie » au sens occidental du terme. Par exemple, il ignore l’idée de vote ou d’élection, qui permet à un individu de se présenter comme candidat à un poste et de prétendre être le meilleur. Cette prétention est considérée, selon l’éthique du xeer, comme une manifestation de vanité qui disqualifie la personne. Ce sont généralement les communautés qui choisissent et désignent la personne qu’elles estiment la mieux qualifiée pour défendre leurs positions et intérêts. l’existence de ce genre de patrimoines juridiques et politiques montre, si besoin était, que les sociétés africaines recèlent en leur sein des préceptes politico-philosophiques qui peuvent être exploités dans la recherche actuelle de systèmes endogènes de gouvernance démocratique. Au-delà des risques de dysfonctionnements ou d’altérations, ces enseignements pourraient inspirer tous ceux qui, après l’échec des prêt-à-penser importés, souhaitent construire un autre type de gouvernance adaptées à la réalité de leur société.
Les patrimoines comme le xeer issa nous invitent à engager une véritable reconceptualisation de tous les paradigmes politiques importés que nous utilisons souvent machinalement comme des modèles universels.

Propos recueillis par Mohamed Ahmed Saleh

Ali Moussa Iyeh est expert auprès de l’Unesco et directeur du think tank Afrospectives.

Voir en ligne la réponse d’Ali Moussa Iye.

 
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