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L’Afrique face à la compétition entre les rêves chinois et américains
par Ould Amar Yahya, mars 2022 (Human Village 44).
 

La guerre en cours en Ukraine, avec les sanctions contre la Russie et le risque de conflit autour de Taiwan – une répétition des sanctions contre l’usine du monde qu’est la Chine – pourraient naturellement susciter des inquiétudes sur l’inflation, la réduction des échanges mondiaux, voire remettre en cause la mondialisation, dans un contexte de conflit de leadership entre la Chine et les Usa. Dans ce décor brumeux, quelles opportunités nouvelles s’ouvrent à l’Afrique ?

Relativiser l’impact de la crise ukrainienne
Le mini séisme de la guerre en Ukraine est moins important que celui qui a secoué la géopolitique en septembre 2001. Et pourtant, les évènements qui l’ont suivi n’ont pas changé le niveau d’insécurité dans le monde. Il en sera de même, après la crise ukrainienne, pour l’insécurité alimentaire mondiale. La hausse des prix mondiaux a rendu les exportations de blé de certains pays très compétitives et seraient en mesure de combler au moins partiellement le vide laissé temporairement par la Russie et l’Ukraine, c’est par exemple le cas de l’inde.
Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que les exportations russes ont été interrompues :
 au début de la pandémie de Covid-19 en 2020, la Russie a interrompu ses exportations de céréales pendant quelques mois ;
 la Russie avait arrêté ses exportations pendant près d’un an en 2010 après une série de sécheresses et d’incendies de forêt. Cette décision avait fait grimper les prix dans le monde entier, ils sont revenus par la suite sensiblement à leurs niveaux initiaux.
Aussi les sanctions et embargos sur la Russie ne portent nullement sur les exportations ou importations de denrées alimentaires ou d’engrais.

Les États-Unis et l’Union européenne ont intégré une dimension de sécurité alimentaire mondiale et ont veillé à ce que les sanctions imposées à la Russie n’aient pas d’incidence sur les pays tiers, y compris européens, qui dépendent des exportations russes.
L’exclusion du système de paiement Swift ne concerne que sept banques russes sur environ trois cents institutions financières. Parmi les banques exclues figure certes la deuxième banque du pays, mais toutes sont déjà connectées au CIPS (réseau de paiement chinois), comme d’ailleurs de grandes banques occidentales, telles que HSBC, Standard Chartered, Citigroup, BNP Paribas, trente banques au Japon, trente-et-une banques africaines… pour leurs opérations en yuan.
Donc les exportations de denrées alimentaires et d’engrais russes et ukrainiens vont se poursuivre, certainement dès la fin de la crise, au plus tard fin juin 2022. Il peut y avoir coté ukrainien, quelques retards dans la reprise des exportations liés aux dégâts des opérations militaires sur certaines routes, chemins de fer ou ports.

Certes la guerre en Ukraine s’est superposée à la crise économique liée à la pandémie de Covid dans un contexte de hausse générale des prix de denrées alimentaires conséquence des niveaux élevés des cours du pétrole et de la désorganisation mondiale du transport maritime.
Les quatre principaux pays africains dépendant du blé russe sont l’Égypte, le Nigéria, la Libye et le Soudan.
Au-delà de l’impact des crises géopolitiques ou sanitaires sur les prix de denrées alimentaire, l’inflation s’inscrit dans une tendance lourde. Les principaux facteurs explicatifs sont les dérèglements climatiques, la hausse de la demande en produits alimentaires liée à l’accroissement de la population mondiale – 8 milliards d’habitants, multipliée par 4,5 en un siècle – dans un monde de surfaces cultivables quasi-constantes et la hausse du niveau de vie dans les pays émergents.
Dans ce contexte d’offre contrainte et de demande sans limite, l’Afrique doit prioriser sa sécurité alimentaire par des politiques, des organisations et des infrastructures adéquates en créant les conditions propices au secteur agricole.

La combinaison de tensions géopolitiques, de sanctions américaines et européennes, de vision à long terme sur le dollar en raison, entre autres, de l’endettement excessif des États-Unis (30 000 milliards USD en 2022) et des mutations structurelles du commerce mondial, rappelle à l’Afrique trois urgences : l’accélération de son Union avec une monnaie unique, la constitution d’une plateforme de paiement interbancaire continentale (l’équivalent de Swift ou de CIPS), enfin un rééquilibrage au profit de l’or dans les réserves de banques centrales.
C’est d’ailleurs un mécanisme de « pétrole contre or » qui a été utilisé entre l’Inde, la Turquie et l’Iran pour permettre à ce dernier d’exporter son pétrole.

L’endettement vertigineux des États-Unis combiné aux volontés de dédollarisation dans plusieurs pays, par peur de sanctions et coupure du système de paiement Swift, ne sont pas de nature à rassurer sur les performances futures des actifs en dollar. Dans l’hypothèse extrême d’un abandon progressif du dollar dans les échanges internationaux et donc d’un affaiblissement de l’économie américaine – qui sera de toute façon relatif sur les cent prochaines années – une autre inquiétude juridique pourrait apparaitre pour certains créanciers, concernant l’impossibilité de poursuivre en justice les États-Unis en cas de répudiation de leurs dettes. En effet, le 11e amendement à la Constitution des États-Unis prescrit que « le pouvoir judiciaire des États-Unis ne peut mener aucun procès civil ou en équité à l’encontre de l’un des États des États-Unis intenté par un citoyen d’un autre État, ou par des citoyens ou sujets d’États étrangers ». Autrement dit, l’État peut répudier sa dette et ne peut être poursuivi, c’est l’impunité souveraine. Il reste cependant un espoir minime pour les créanciers : les États du New Jersey et de Pennsylvanie n’ont jamais ratifié cet amendement.

Y aura-t-il une bipolarisation du monde : Occident contre le bloc Chine-Russie ?
Cela est peu probable. Le bras armé de l’OCDE, les Etats-Unis sont tellement endettés, plus de 30 000 milliards de dollars US (125% du PIB), qu’il leur est difficile de faire face à une crise géopolitique majeure.
La Russie n’est pas une puissance économique. Cependant, la Chine contrairement à la Russie, n’est pas simplement une puissance militaire, elle est aussi la deuxième économie du monde et la plus grande nation commerçante.
L’Occident n’a jamais connu auparavant un tel véritable concurrent : économique, technologique et militaire. Une guerre froide, avec de vieilles méthodes d’un autre siècle, ne peut être gagnée, puisque l’option militaire est suicidaire pour tous.
L’histoire nous apprend que c’est le changement en URSS qui avait mis fin à la bipolarisation du monde et cela avait duré plus de quarante ans. Le facteur clé est donc le temps, c’est-à-dire le temps nécessaire pour qu’un changement ou implosion se produise en Chine et cela est hors de prévision des esprits sains, pour l’usine de production mondiale qu’est la Chine.

Votes des pays africains sur l’Ukraine à l’ONU

La Chine et l’Occident sont intégrés économiquement, voire dépendants
En 2021, les échanges commerciaux entre la Chine et les États-Unis se sont élevés à 756 milliards de dollars, avec un déficit commercial des États-Unis de 355 milliards de dollars. Quant à l’Union européenne, ses importations et exportations avec la Chine ont été respectivement de 472,2 et 223,3 milliards d’euros, soit un déficit commercial de 248,9 milliards d’euros.
La Chine est le troisième partenaire commercial des États-Unis et le deuxième de l’Union européenne.
Des sanctions occidentales contre la Chine entraineraient :
 une hausse immédiate de l’inflation, actuellement de 7% dans les pays de l’OCDE, à laquelle s’additionnerait une hausse liée à la relocalisation des usines de production et à la réindustrialisation ;
 une perte du stock actuel des investissements occidentaux en Chine, s’élevant à 3500 milliards de dollars américains, à ajouter aux 600 milliards d’investissements perdus en Russie ;
 un abandon généralisé des réserves de change en devises de pays de l’OCDE, au profit du Yuan et autres paniers de monnaies non OCDE.
Ces éléments poussent à plus de retenue et de collaboration entre la Chine et l’Occident.

La rivalité entre l’Occident et la Chine est enracinée dans des intérêts conflictuels et dans les croyances de chacun quant à son rôle dans le monde. C’est une compétition entre deux rêves : le rêve américain et le rêve chinois.
Le premier veut garder le leadership mondial, dictant ses règles, normes et valeurs, le second conquérant et commercialement agressif, confiant dans sa force et dans sa conviction d’un déclin en cours en Occident, veut occuper l’espace qu’il croit avoir en tant que puissance montante, du moins dans son propre continent asiatique. La Chine en tant que puissance militaire et économique, voit la présence militaire des États-Unis en Asie comme une menace pour sa stabilité.
En plus des nouveaux soupçons d’aide militaire à la Russie, l’administration américaine accuse la Chine de subventionner des industries ciblées au détriment des entreprises américaines et étrangères, de manipuler sa monnaie pour encourager ses exportations et réduire ses importations, de voler la technologie occidentale, de soutenir des régimes autoritaires, de vouloir s’attaquer à l’ordre international libéral en créant « un monde sûr pour l’autocratie » ; d’avoir emprisonné un million d’Ouïghours et d’autres minorités musulmanes au Xinjiang, de censurer et poursuivre ses dissidents.
Dans cette confrontation, seule une Union africaine, dans le respect du droit international, peut préserver la neutralité nécessaire du continent dont plusieurs pays, au gré de leurs intérêts à court terme, pourraient aujourd’hui s’aligner sur l’un ou l’autre des blocs : Occident ou Chine/Russie. Ces tensions géopolitiques restent étrangères aux intérêts de l’Afrique.

Y aura-t-il remise en cause de la mondialisation ?
L’avenir de l’Afrique est dans la mondialisation. Ce sont les fruits de la mondialisation qui ont permis sur la période 1980-2020, une hausse du revenu par habitant en Chine de +4695% et en Asie de +658%.
La désindustrialisation de l’Occident, avec la baisse de la production, la hausse du chômage et la concurrence féroce des économies asiatiques semblent peser contre la mondialisation sur les opinions publiques dans les pays de l’OCDE, pourtant promoteurs initiaux de celle-ci.
Les tensions commerciales sont apparues et un protectionnisme plus diffus s’est installé en Occident avec l’imposition de : normes sociales, normes environnementales (pollution, OGM, pesticides…), normes techniques, normes sanitaires…
Les accords bilatéraux de libre-échange se sont multipliés affaiblissant de facto l’OMC (Organisation mondiale du commerce), le GATT (Accord général sur les tarifs et le commerce) et tout mécanisme d’ouverture commerciale.
La mondialisation s’est accompagnée naturellement d’une fragmentation des processus de production. Par exemple les composants d’un produit fini comme une voiture ou un téléphone sont fabriqués dans différents pays offrant des avantages de couts salariaux, de productivité, de proximité… Et cela pose un problème pour l’efficacité supposée des embargos ou sanctions, paiements, transport… L’interdépendance devient alors un risque supposé pour les pays développés.
Eu égard à cette internationalisation des processus de production, les pays développés ne peuvent pas taxer fortement, sur leurs marchés les produits finaux censés appartenir à leurs entreprises, les rendant moins compétitives sur leurs propres marchés (exemple sur le marché américain, l’IPhone dont des composants sont fabriqués en Chine face à la concurrence du Samsung coréen). Aujourd’hui, un éventuel démantèlement des chaines de production aurait un coût prohibitif pour l’économie mondiale avec une hausse certaine de l’inflation. À moins que les usines robotisées d’un futur lointain puissent remplacer l’exigence de main d’œuvre intensive.
Certes il y a eu une diminution de la production et de l’emploi dans les pays développés, mais elle s’est accompagnée d’une baisse des prix des biens, bénéficiant à leurs consommateurs. Aussi, sur les vingt dernières années, dans les pays de l’OCDE (zone euro, Usa, UK et Japon), la part de l’emploi manufacturier dans l’emploi total, n’a pas baissé « fortement » - comme le martèlent certains discours politiques – en passant de 15% à 11%, avec une quasi-stabilisation de la part de la valeur ajouté manufacturière (en volume) dans le PIB (en volume), à environ 13,7%.

La mondialisation et le multilatéralisme restent des facteurs de paix, de prospérité pour tous et de développement économique
Par manque de synergies et d’organisation, l’Afrique n’a pas pu bénéficier des retombées positives de la mondialisation. Pendant que les grandes nations s’organisent les pays africains sont restés en rang dispersé, ne pouvant mutualiser leurs forces et défendre leurs intérêts dans un monde globalisé. Ainsi les exportations africaines sont restées les mêmes : matières premières brutes. L’Afrique a simplement « profité » de la croissance mondiale qui a entrainé une hausse des importations de matières premières africaines…
Avec une Union africaine forte, le continent aura les moyens de valoriser ses exportations en transformant ses matières premières, en mettant en place une industrie africaine pouvant générer des emplois et des retombées d’exportation colossales.
L’enrichissement accéléré de l’Asie avec la hausse des revenus par habitant conduira dans un proche avenir à un basculement du centre de gravité de la production mondiale vers l’Afrique et ses énormes richesses de matières premières et particulièrement des « métaux critiques ou stratégiques » pour le développement des technologies du futur (électronique, télécommunication, nucléaire, énergie, aéronautique, transport, …).
Cela se fera, sans nul doute, si l’Afrique, en mutualisant ses potentialités, met en place son Union et sa monnaie unique, servant pour libeller ses exportations. Un rêve africain qui est à notre portée et qui peut se réaliser, si nos dirigeants lèvent les entraves de souverainetés pour réaliser notre Union, entraves d’un autre siècle, totalement irrationnelles dans un monde globalisé et qui le restera.

Ould Amar Yahya, économiste, et ancien administrateur et directeur général de la BCIMR/BRED, Djibouti  [1]


[1Cet article a été publié initialement par Financial Afrik, 23 mars 2022.

 
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